Milena
avait osé aller trouver cette « renégate »
fut particulièrement impressionné par son attitude : Milena, quoiqu’elle
fût beaucoup plus âgée que lui, ne laissait affleurer aucun sentiment de
supériorité, le traitait en égal, répondait à tous ses arguments et l’introduisit,
comme si la chose allait tout à fait de soi, dans son cercle d’amis. Il fit
partie dès lors de ses invités permanents, appréciant fort l’atmosphère de sa
maison. Un jour, la conversation roulait sur la beauté des hommes et l’on
demanda à Milena qui elle trouvait beau, parmi leurs connaissances. « Závis
Kalandra * est beau, répondit-elle, ses yeux avant tout. Mais ces
yeux ne seraient rien sans les nombreuses rides qui les entourent. Chacun de
ces plis vit dans son visage et le rend beau… »
Lors d’une violente discussion politique, Milena, cédant à
son tempérament emporté, fit un très grave affront à son jeune invité. Furieux,
celui-ci quitta les lieux, fermement convaincu que c’en était fini de leur
amitié. Le soir même, Milena se présenta chez lui et s’excusa de l’avoir
offensé. Mais « s’excusa » n’est pas le terme approprié : elle s’entendait
si bien à balayer le tort qu’elle avait pu faire à quelqu’un que celui-ci non
seulement « pardonnait », mais oubliait totalement l’offense. « Pardonner »
est un sentiment que l’on ne pouvait éprouver à l’égard de Milena. « Tu as
une particularité, lui écrivit un jour Kafka, qui fait partie, je crois, de ton
être profond, et c’est par la faute des autres si elle n’agit pas
toujours : je ne l’ai rencontrée chez personne, bien mieux je ne puis me
la représenter de façon précise bien que je l’ai trouvée en toi. C’est la
faculté singulière de ne pas pouvoir faire souffrir [47] … »
*
En 1937, Ferdinand Peroutka, rédacteur en chef du journal
démocrate-libéral Přítomnost, écrivain et journaliste de premier
plan, proposa à Milena de collaborer à sa publication ; à bien des points
de vue, y compris au plan économique, cette invitation constituait pour Milena
une planche de salut, une chance inespérée. Přítomnost était un
mensuel politique, littéraire et scientifique présentant bien des similarités
avec la revue américaine Nation. Peroutka, qui connaissait Milena depuis
longtemps, savait surtout une chose : elle écrivait bien. Il souhaitait
aérer sa revue relativement austère en y ajoutant la dimension humaine du style
feuilletoniste de Milena – qui, au demeurant, reposait toujours sur des faits.
Milena s’initia peu à peu à son nouveau travail. Dans ses
premiers articles, on trouve encore la trace de l’époque où elle était « correspondante
de mode à Vienne » ; elle profite même de la possibilité qui lui est
désormais offerte de rendre un hommage tardif à Vienne où elle a passé tant d’années
difficiles (gaies aussi parfois) de sa jeunesse. Lorsqu’elle écrivait encore pour Tribuna ou Národní Listy, il ne lui était pas possible d’évoquer
affectueusement le souvenir de la capitale de l’ancien oppresseur autrichien. Dans
les colonnes du très libéral Přítomnost, rien n’y fit plus obstacle.
Ses premiers articles dans Přítomnost sont, pour
l’essentiel, des enquêtes socio-psychologiques fondées sur une-connaissance
approfondie de la société, des articles débordant de compassion humaine, imprégnés
d’un humour ailé. Chacun d’entre eux nous révèle le secret de sa propre genèse.
La vie elle-même en constitue l’étoffe. C’est ainsi qu’un jour, flânant par les
rues de Prague, elle aperçoit l’enseigne d’une épicerie fine : « František
Liliom, produits d’épicerie en tout genre » ; le souvenir du Liliom de Molnar * , de Vienne, du Prater, du temps de sa jeunesse, lui
revient alors en force. Elle se dirige vers le café le plus proche et couche
aussitôt ces souvenirs sur le papier.
Mais, dès qu’elle se met à écrire, l’évocation de ces
souvenirs se transforme en adieu à Vienne, non pas un adieu sentimental (auquel
Vienne se prêterait si facilement), mais un adieu lyrique :
« Si d’aventure vous n’avez jamais été à Vienne lorsque
s’allument les flambeaux des marronniers et que toute la ville embaume le lilas,
et qu’au Prater les baraques foraines, avec leurs balançoires, ouvrent les unes
après les autres ; si d’aventure vous n’avez jamais vu encore cette
lumière mi-grise
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