Milena
certains
n’y parvinrent pas, ils demeurèrent extérieurs à la société, cherchant le salut
dans l’agitation vide d’un trotskisme de salon ou plutôt de bistrot.
*
Par une journée de printemps plutôt grise, légèrement
pluvieuse, Milena et son ami Fredy Mayer se trouvaient dans une petite taverne
sombre située en plein centre de Prague. Milena était d’humeur mélancolique et
parlait du passé, de tous les hommes qui avaient compté dans sa vie :
« C’était beau, disait-elle, intéressant, excitant, mais je sais aujourd’hui
que ce n’était pas vraiment ça. Je n’ai jamais trouvé l’homme de ma vie… Dans l’ensemble,
il y avait bien trop de parlotes, de neurasthénie, nous étions à cent lieux de
la vie… Ils étaient si nombreux à avoir peur de la vie, ces hommes, et c’était
toujours à moi de leur redonner du courage. En fait, les choses auraient dû se
passer autrement. Souvent, je me dis que j’aurais aimé avoir beaucoup d’enfants,
traire les vaches et garder les oies, avoir un mari qui, de temps à autre, me
fiche une raclée. Au fond de moi-même, je suis en fait une paysanne tchèque. Mon
prétendu côté intellectuel n’est qu’un hasard malheureux. » L’entendant
faire ce retour sur le passé, Fredy Mayer ne sut que répliquer : « Mais
Milena, comment peux-tu donc… ? » Milena répondit par un éclat de
rire et dit : « Oui, je sais bien, j’exagère, mais je m’imagine
parfois que les choses devraient être comme ça. » Puis elle continua à
parler d’elle, de sa vie, longtemps, très longtemps. Lorsqu’elle se tut, Fredy
lui dit que tout son récit pourrait se résumer en une seule phrase : c’était
le refrain d’une chanson que les cabaretistes pragois Voskovec et Werich
chantaient souvent en s’accompagnant à l’accordéon ; il y était question d’une
fille-mère qui se plaint auprès de la mère de Dieu et de l’enfant Jésus de son
ami qui l’a vilement abandonnée avec un enfant sur les bras. Chaque strophe de
la chanson s’achève sur cette conclusion que tire la femme ainsi trompée :
« Mère de Dieu, et toi, petit Jésus : ces hommes, ce ne sont pas des
êtres humains… »
Lorsque, tard dans la nuit, Milena revint à la maison, elle
trouva devant sa porte un bouquet de fleurs, avec une carte sur laquelle était
écrit : « Mužský-to nejsou lidí » (Ces hommes, ce ne sont
pas des êtres humains.)
*
Cela fait plus de trois ans qu'Hitler est au pouvoir en
Allemagne. Partagés entre l’inquiétude et l’angoisse, tous ceux qui, en
Tchécoslovaquie, réfléchissent aux événements politiques observent ce phénomène
effrayant. Dans un article consacré aux joies dominicales du « petit homme »,
Milena se demande si, en Allemagne, l’homme de la rue peut encore connaître
quelque insouciance dans sa vie privée ; elle écrit : « On a l’impression
que là-bas le repos se prend aussi au commandement ; tout se passe comme
si l’on ne pouvait plus y gambader parmi les forêts, y lancer en folâtrant des
pommes de pin contre les troncs d’arbres, comme si plus personne n’y faisait un
petit feu, n’y arrachait, tout réjoui, les champignons vénéneux. En Allemagne, la
ville se met en route le dimanche matin pour recevoir sa ration d’air frais, et
le soir, elle rentre à la maison, hors d’haleine, au pas cadencé.
« Le “petit homme” slave, lui, qui vit dans ses rêves
et est, au fond de son cœur, un vagabond avec son âme en désordre et son humour,
préférerait se recroqueviller dans les fossés qui bordent les routes et y avoir
peur, comme un enfant [45] … »
Vers de nouvelles tâches
« Tant que tu ne cesses de monter, il y a toujours des
marches, il y en a toujours qui se dessinent, plus haut que tes pas [46] . »
Quelques jours après son exclusion du parti communiste, Milena
reçut la visite d’un jeune camarade, Kurt Beer, qui était encore membre du
Parti – tout en étant, déjà, assailli de doutes. Il souhaitait connaître son
point de vue politique. Milena l’assura qu’elle continuait à être partisane de
quelque chose que l’on pouvait peut-être encore appeler « communisme »,
mais n’avait rien à voir avec ce que l’on entendait par là en Russie soviétique
et dans les partis communistes. Puis elle ajouta d’un ton résigné :
« Les communistes ont tout gâché, tout ruiné : il nous faudra
maintenant repartir à zéro. »
Le jeune homme qui
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