Milena
de Milena. Cela s’explique
pour une part par une particularité du Parti tchèque : jusqu’au début des
années trente, quelque chose comme une « solidarité de bohème » y
existait encore – phénomène depuis longtemps impossible dans d’autres partis communistes.
Il ne faut pas oublier, par exemple, qu’à ses débuts ce parti comptait dans ses
rangs un Jaroslav Hašek * , l’auteur du Brave Soldat Chveïk – un
anarchiste, un fumiste, un homme qui se souciait comme d’une guigne de « ligne
politique », se moquait de tous et de tout. Milena était aussi une figure
de la bohème et c’est pour cette raison qu’on l’aimait, qu’on la traitait avec
indulgence. Il se peut aussi qu’on lui eût laissé les coudées franches parce qu’elle
venait de la presse bourgeoise et qu’on entendait trouver par son entremise le
contact avec les cercles intellectuels qui gravitaient autour d’elle.
*
La vie de famille de Milena était toujours plus malheureuse.
Elle donnait souvent libre cours à sa jalousie car Krejcar se détournait d’elle
au profit d’autres femmes. Au reste, l’argent leur filait entre les mains. Ils
vivaient entourés d’une cohorte d’amis comprenant nombre de pauvres diables qu’il
fallait nourrir et leur niveau de vie ne correspondait en rien à leurs revenus ;
cela d’autant moins que bientôt Milena n’écrivit plus que pour la presse
communiste, et ne gagna plus que huit cents couronnes à peine par mois. À cela,
il faut ajouter les sommes considérables qu’elle consacrait à la morphine… Voici
un exemple illustrant bien cette situation. Milena venait d’effectuer une cure
de désintoxication. Elle se rendit directement du sanatorium à la rédaction du
journal social-démocrate Právo Lidu (le Droit du peuple). Elle demanda
au concierge de prévenir Vanĕk, le rédacteur en chef du journal (c’était
un ami de Milena), qu’une dame voulait lui parler. Mais elle ne pouvait, dit-elle,
faire état de son nom. Sans doute, à cette époque, était-elle encore membre du
parti communiste et craignait-elle de s’attirer des ennuis en effectuant cette
démarche auprès de la rédaction du journal social-démocrate. Le concierge
commença par exiger avec obstination qu’elle lui donne son nom, mais il ne put
longtemps lui résister et finit par la laisser entrer.
Miloš Vanĕk fut horrifié lorsqu’il la vit entrer dans
la pièce. Elle avait une allure pitoyable, semblait tombée au plus bas, n’était
pas peignée et portait un manteau d’homme râpé. Elle donnait l’impression d’être
totalement abattue. « J’arrive tout droit d’une cure de désintoxication, dit-elle
tristement à Vanĕk. Miloš, est-ce que je peux écrire pour vous ? Pouvez-vous
publier quelque chose… » Milena s’interrompit soudain au beau milieu de la
phrase et dit : « S’il vous plaît, cher Miloš, pourriez-vous m’offrir
un café ? » Vanĕk acquiesça sur-le-champ et ils se mirent en
quête d’un café. Mais Milena l’entraîna vivement loin de la grande rue, vers
une obscure ruelle et entra d’un pas décidé dans un petit restaurant. À l’évidence,
elle n’aurait voulu qu’on la voie pour rien au monde. Avant même que Vanĕk
n’ait commandé le café, elle le pria de lui demander plutôt une paire de
saucisses chaudes. Vanĕk s’exécuta immédiatement. Milena engloutit le plat
avec un appétit qui témoignait d’une faim de loup. Le cœur de Miloš fut envahi
de pitié lorsqu’il vit combien elle était affamée. Il appela le garçon et
commanda quatre autres paires de saucisses. À l’évidence Milena n’y avait pas
prêté attention car, lorsque le garçon posa devant elle toute cette nourriture,
elle regarda d’abord l’assiette sans comprendre, puis jeta un regard furieux à
Miloš en hurlant : « Qu’est-ce qui vous prend ? Cherchez-vous à
m’offenser ? Avez-vous oublié que je suis une dame ? » Miloš ne
parvint à la calmer qu’en lui affirmant sur tous les tons que ce n’était là qu’un
malentendu et qu’il avait commandé ce plat pour lui-même.
Milena commença alors à travailler à Právo Lidu sous
cinq pseudonymes différents. Tous ses articles étaient remis à Vanĕk. Afin
que Milena évite de s’y faire voir, c’était sa fille, la petite Honza, qui
portait les manuscrits à la rédaction. Ces articles valurent bien des ennuis à
Vanĕk : les permanentes du PS tchèque qui écrivaient ne décoléraient
pas
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