Milena
manière ou d’une
autre, leur sentiment de deuil se donne libre cours. Alors, des centaines d’yeux
débordent […].
« Je remarque, à l’arrière de cette foule, la présence
d’un soldat allemand. Tout à coup, il porte la main au calot. Il salue. Il a
compris que les gens pleurent parce qu’il est là […].
« Je repense à notre grande illusion. Se peut-il qu’un
jour nous tous, Allemands, Tchèques, Français, Russes, vivions dans la
proximité les uns des autres, sans nous faire de mal, sans nous haïr, sans
faire subir l’injustice à l’autre ? Se peut-il qu’un jour les
gouvernements parviennent à se comprendre comme peuvent le faire les individus ?
Les frontières entre les pays tomberont-elles un jour, comme elles devraient
tomber dans les relations d’homme à homme ?
« Comme il serait beau que nous puissions vivre cela [63] ! »
Dans cet article, publié par Přítomnost alors
que la Gestapo est déjà installée à Prague, Milena, qui ordinairement rejette
le sentimentalisme, s’élève au pathétique. C’est très inhabituel chez elle. C’est
qu’elle était armée, au meilleur sens du terme, de courage civique, et celui-ci
s’exprime en général de manière simple et non pathétique. Au cours des mois qui
suivent l’invasion de la Tchécoslovaquie, la journaliste courageuse qui luttait
avec la plume devint une combattante active, authentique, contre la tyrannie.
Sur le conseil de Milena, le groupe étendit le cercle de
ceux qui devaient être sauvés aux officiers et aviateurs tchèques. Milena tira
parti de son habileté à explorer de nouveaux moyens et expédients dans l’organisation
de l’évasion de ces personnes. Elle avait le don d’adopter une attitude
innocente, d’enjôler sans retenue, elle savait demeurer ferme lors des
interrogatoires de police, dès qu’il s’agissait d’aider les persécutés, dès qu’il
s’agissait d’agir pour la bonne cause. Ce sont précisément ces qualités (qui
lui avaient valu, naguère, d’être taxée d’immoralisme, d’absence de scrupules) qui,
alors, furent le salut de nombre de gens. Au cours de cette période – la plus
héroïque, la plus douloureuse de son existence –, ces talents de conspiratrice,
liés à son énergie inépuisable et à sa très grande ingéniosité, lui furent d’un
grand secours.
Joachim von Zedtwitz, qui voyait alors Milena presque tous
les jours, était avant tout fasciné par ses grandes capacités politiques.
« À cette époque, raconte-t-il, Milena ressemblait à Churchill. Elle avait
les mêmes bourrelets de chair au-dessus des yeux qui exprimaient sa force, la
même intelligence formidable dans le regard, une bouche quelque peu asymétrique,
avec ses commissures rentrées, un visage exprimant un esprit de décision que
rien ne peut arrêter. » En fait, la ressemblance avec Churchill n’était
pas le fruit du hasard : c’étaient les mêmes dons politiques éminents qui
se reflétaient dans des traits de physionomie caractéristiques. « Son
écriture révélait aussi ses dons pour la politique, affirme Zedtwitz. Son
écriture, avec ses jambages bien dessinés, parfaitement parallèles, très nette
malgré les fioritures dont elle s’ornait, portait le signe d’une personnalité
habitée par des passions multiples et qui s’était disciplinée à force de
volonté. » Il est intéressant de noter ce que Max Brod dit, lui aussi, de
sa remarquable écriture : « Son écriture présente, me semble-t-il, une
certaine similitude avec celle de Thomas Mann ; c’est là chose très rare
car l’écriture de Thomas Mann, dans sa première période surtout, semble être
quelque chose d’unique [64] … »
*
Chaque transport de personnes à la frontière polonaise est
entouré de dangers multiples. Un jour se trouvent dans l’auto du jeune Zedtwitz
Rudolf Keller, rédacteur en chef du Prager Tagblatt, et Holosch, du Prager
Mittag. Peu de temps après qu’ils se sont mis en route, en direction de l’est,
se produit le premier incident. Bien qu’il sache que les Allemands ont mis en
place des contrôles routiers tout autour de Prague, il fonce et, tout à coup, dans
un virage, tombe sur un barrage. Il n’est plus possible de s’esquiver. Il ne
lui reste que le temps de crier à ses passagers assis derrière lui :
« Personne ne parle, sauf moi ! » Puis il freine, saute de la
voiture et ouvre le capot comme s’il s’agissait de la chose la plus
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