Milena
! »
Dans la nuit du 14 au 15 mars 1939, le pays de Milena fut
ébranlé par l’« explosion destructrice ». Comme des milliers de ses
compatriotes, elle ne ferma pas l’œil de la nuit.
Le désespoir au cœur, elle se tient à la fenêtre de son
appartement et regarde vers la rue familière plongée dans l’obscurité où les
lumières jettent sur le pavé les mêmes ombres que toutes les nuits ; elle
regarde en direction de la place ronde où convergent en étoile sept rues, elle
est intacte et vide comme toutes les nuits précédentes. « … À cette seule
différence près que, dès trois heures du matin, un nombre sans cesse croissant
de lumières commencèrent à s’allumer : chez le voisin, en face, au-dessus,
en dessous, et enfin dans toute la rue… C’est donc qu’eux aussi savent… À
quatre heures, la radio tchèque commence à émettre, à intervalles réguliers, toutes
les cinq minutes, les mêmes phrases brèves : “Attention, attention ! L’armée
allemande progresse de la frontière vers Prague ! Gardez votre calme !
Allez au travail ! Envoyez vos enfants à l’école !”… Au-dessus des
toits se lève une aube trouble, une lune blafarde luit derrière les nuages, les
gens sont là, avec leurs visages ensommeillés, les cafetières sont pleines de
café bouillant, les nouvelles tombent régulièrement à la radio : c’est
ainsi que les grands événements surprennent les gens : imperceptibles, inopinés…
Mais lorsqu’ils sont là, nous savons bien, toujours, qu’ils ne constituent pas,
au fond, une surprise… »
Milena s’extrait de sa stupeur, elle prend le téléphone et
appelle ses amis juifs. Elle pose à tous la même question : « Vous
êtes déjà au courant ? » et reçoit chaque fois la même réponse :
« Oui ! » Elle console, elle s’efforce de redonner courage, en
arrivant toujours à la même conclusion : « Comptez sur moi, je ne
vous abandonnerai pas. » « Milena avait un talent inné pour affronter
les catastrophes naturelles. Plus l’environnement était agité, plus elle
donnait une impression de calme, d’équilibre et de force » – dit l’écrivain
Willy Haas, l’un de ceux qu’elle appela cette nuit-là.
Le jour se lève. Milena descend dans la rue. Il faut qu’elle
voie les événements de près… « À sept heures et demie, des essaims d’enfants
prennent le chemin de l’école, comme toujours. Les tramways sont bondés, comme
toujours. Il n’y a que les gens qui sont différents. Ils sont là, et ils se
taisent. Pas de rassemblements dans les rues. Dans les bureaux, personne ne
lève la tête… » À 9 heures 35, la tête de l’armée de Hitler atteint le
centre de la ville. Les camions de l’armée allemande grondent dans la rue principale
du vieux Prague, la Národní Třida. « … Les gens se bousculent sur les
trottoirs, comme toujours. Mais personne ne regarde, ne se retourne… Je ne sais
pas comment il se peut que des milliers de personnes se comportent ainsi à l’unisson,
brusquement, que tout à coup tant de cœurs se mettent à battre, sans se
connaître, au même rythme… Seule la population allemande fait fête à l’armée du
Reich allemand [62] … »
*
Un jeune Allemand, le comte Joachim von Zedtwitz, qui vient
de finir à Prague ses études de médecine et qui, bientôt, va travailler avec
Milena dans la Résistance, évoque sa réaction aux événements du 15 mars. Il
dormait pendant que les troupes allemandes envahissaient le pays et, le matin, ne
se doutant de rien, il descend s’acheter des petits pains. Il aperçoit alors un
étrange véhicule, une moto avec side-car et, dedans, un soldat en uniforme
étranger. Zedtwitz sursaute et comprend aussitôt ce qui s’est passé. Sa première
réaction est alors de sauter à la gorge du type ! Mais il n’en fait rien, enregistrant
aussitôt la présence dans la rue de nombreux camions remplis de soldats
allemands, de milliers de camions, une colonne succédant à l’autre… Prague, bastion
de la liberté, est tombée !
Les gens, autour de lui, ont le visage envahi de larmes. Mais
lui, ce n’est pas le désespoir, c’est l’indignation qui l’empoigne : il
faut, quoi qu’il en coûte, en finir avec eux ! Sans réfléchir plus avant, il
court chez son ami Neumann, qui est juif. Sa mère lui ouvre la porte, non sans
crainte. Son fils n’est pas à la maison. Elle veut savoir ce qu’on lui veut.
« Comment pouvez-vous
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