Milena
naturelle
du monde, comme s’il s’agissait d’un contrôle habituel de la police routière, montrant
sa plaque signalétique. « Mais lorsque je dévisageai le soldat allemand, je
me sentis plutôt mal à l’aise, se rappelle Zedtwitz. Il avait une vraie tête de
forçat. Pourtant, nous eûmes de la chance : il avait des réactions lentes
et mon attitude le déconcerta. Il finit par se ressaisir et me demanda d’un ton
impérieux : “Avez-vous un Browning ? “ » Zedtwitz lui répond
avec un aplomb tout prussien qu’il regrette, mais qu’il n’a rien de semblable à
lui montrer. Ainsi s’achève, sans autre question, le contrôle.
Ils poursuivent leur route, empruntant des voies secondaires
pour éviter d’autres contrôles. Jusqu’à la Moravie, tout va bien, puis il se
met à neiger, les congères se succèdent et ils finissent par rester coincés. Ce
second coup du sort épuise le courage de Holosch qui prend le train à la gare
la plus proche pour retourner à Prague… Rudolf Keller et Zedtwitz continuent. Ils
atteignent peu avant la tombée de la nuit le lieu où est censé habiter le
second passeur – ils ont manqué le premier à cause de leur retard. Zedtwitz
laisse la voiture sur la route nationale, se faufile vers la maison indiquée et
frappe. Une vieille femme lui ouvre la porte et lui souffle vivement :
« Prenez garde, celui que vous cherchez a été mis sous les verrous, pour
avoir fait passer la frontière à des gens… » Zedtwitz tourne aussitôt les
talons. Il faut quitter les lieux, et vite ! Mais quel n’est pas son
effroi d’apercevoir alors dans la lumière des phares un homme en uniforme
auprès duquel se tient Rudolf Keller. Lançant un amical « Bonsoir ! »,
il s’approche d’eux. Aussitôt, le douanier lui demande brutalement :
« Avez-vous des papiers ? » Zedtwitz sort tout ce qu’il a comme
papiers d’identité pour apaiser le butor. Mais celui-ci a le mors aux dents. Et,
sentant qu’il y a quelque chose de suspect dans le comportement de ces deux hommes,
il dit d’un ton ferme, désignant Keller : « Mais ce monsieur, lui, n’a
pas le moindre papier ! » « Allons, allons, tente de l’apaiser
Zedtwitz, il va bien en trouver… » Rudolf Keller fouille longuement et
minutieusement dans ses poches, pour finir par en extraire… un certificat de
nationalité autrichienne datant de 1886. Keller a déjà soixante-huit ans. Tandis
que le policier examine le document et que l’on peut s’attendre au pire, Zedtwitz
tente de sauver la situation en enchaînant tout simplement : « Mais
enfin, oncle Rudi, comment peux-tu donc sortir sans papiers, par des temps
pareils ? » Puis, se tournant vers le douanier, il poursuit sur le
ton de la confidence : « Vous savez, il ne changera jamais, il s’imagine
que l’empereur François-Joseph est toujours au pouvoir. » Rudolf Keller
comprend aussitôt et joue à la perfection le rôle du vieillard sénile. Ils ont
emporté le morceau ; le policier se met à rire et demande, apaisé :
« Mais où allez-vous donc, si tard le soir ? » Zedtwitz invente
une longue histoire, affirmant qu’ils devaient visiter des laiteries, qu’ils se
sont trompés de route. Le policier fait encore quelques plaisanteries sur les
vieux qui ne savent pas vivre avec leur temps et les laisse aller en paix.
Il ne leur reste plus qu’à retourner à Ostrava en Moravie. Ils
roulent un moment en silence, puis le vieux Keller demande à Zedtwitz de s’arrêter
et lui dit tranquillement : « Laissez-moi là. Je vais m’installer
dans le fossé et prendre du poison. Pourquoi diable faut-il que vous risquiez
votre jeune existence pour un vieillard comme moi ? » Zedtwitz tente
de le rasséréner en lui disant : « Vous avez bien le temps de prendre
du poison. Commençons par prendre un bon repas, nous serons plus à l’aise pour
réfléchir ensuite. » Peu après, ils arrivent à une auberge, mangent et
parlent, et les choses s’arrangent. Le lendemain, ils trouvent un autre passeur
et Rudolf Keller arrive sain et sauf à l’étranger.
*
Le lendemain de l’invasion, les membres de la rédaction de Přítomnost se retrouvèrent dans un café. Ils commencèrent à délibérer sur la conduite à
suivre. Ils étaient accablés par la situation qui leur semblait sans issue et
se répandaient en sombres pronostics. Milena arriva avec quelque retard. Lorsqu’elle
s’approcha de la table, tous la regardèrent
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