Milena
me poser la question ?, répond von Zedtwitz, il
faut que vous partiez d’ici ! » La vieille femme secoue tristement la
tête : « Non, jeune homme, nous ne partirons pas d’ici. La Moldau coule
derrière chez nous. Nous savons ce que nous avons à faire… »
Une telle attitude apparut incompréhensible à Zedtwitz. Comment
pouvait-on songer à se suicider lorsqu’il fallait se serrer les coudes, lutter,
sauver ceux qui étaient menacés ? Il fit le tour de toutes les familles
juives qui avaient pignon sur rue et finit par trouver son ami. « Si tu es
prêt à nous aider, lui dit Neumann, je t’enverrai quelqu’un demain. Il te
présentera une carte de visite grise. » Deux jours plus tard, on sonne à
sa porte. Un Anglais sec comme un coup de trique lui tend un morceau de papier
d’emballage gris sur lequel est inscrit le nom « Harold ». C’est
ainsi que tout commença. Un petit groupe s’était constitué, comprenant Harold
Stovin, Kenneth Ogier, Bill Henson et Mary Johnston, une jeune fille
particulièrement courageuse. Jusqu’au 15 mars, ces quatre Anglais, des amis de
Neumann, avaient travaillé comme professeurs de langue à l’English Institute de
Prague, s’intéressant avant tout à la grammaire anglaise. Selon Zedtwitz, ils n’avaient
pas la moindre aptitude au travail de résistance, mais ils avaient l’âme et le
cœur sensibles. Cependant, après l’invasion du pays, ils se transformèrent et, poussés
par un sentiment de responsabilité à l’égard de la vie des personnes qui
étaient en danger, ils devinrent des héros.
Zedtwitz possédait une voiture. C’était là la base de leur
plan. Il s’agissait de faire passer clandestinement la frontière polonaise à
des personnalités juives connues. Afin de mener à bien cette action de sauvetage,
il fallait trouver quelqu’un qui aurait le courage de mettre son appartement à
leur disposition. Il fallait que les personnes menacées soient cachées jusqu’au
jour fixé pour leur fuite, car la Gestapo commençait déjà à proposer des primes
importantes pour la capture d’un certain nombre de Juifs connus. On mentionna
le nom de Milena qui se déclara tout de suite prête à accueillir les personnes
en fuite et à prendre part au travail du groupe.
*
Dans un article daté du 22 mars, Milena écrit : « Les
soldats allemands se comportaient correctement. Il est frappant de constater
combien les choses changent dès qu’une formation compacte se dissout en une
addition d’individus particuliers, dès que c’est un individu qui fait face à un
autre individu… » Elle raconte une scène à laquelle elle a sans doute
assisté elle-même : « … Sur la place Saint-Venceslas, un groupe de
soldats allemands arrive à la rencontre d’une jeune fille tchèque ; c’est
déjà le second jour de l’occupation, nos nerfs à tous sont déjà quelque peu
épuisés et, comme chacun sait, ce n’est que le second jour après une
catastrophe que l’on peut recommencer à penser et à comprendre ce qui s’est
vraiment passé… La jeune fille, donc, a les larmes qui lui montent aux yeux, elle
se met à pleurer. Il se produit alors quelque chose de singulier : un
soldat allemand s’approche d’elle, un simple petit soldat, et il lui dit :
“Mais, mademoiselle, nous n’y pouvons rien…” Il l’apaise, comme on le fait avec
un enfant. Il a un visage typiquement allemand, avec ses taches de rousseur, ses
cheveux tirant sur le roux, et il porte l’uniforme allemand – mais pour le
reste, rien ne le distingue de nos bidasses tchèques, c’est un homme tout simple
qui sert son pays. Il y avait là deux êtres humains qui se faisaient face et “n’y
pouvaient rien “… C’est dans cette phrase affreusement banale qu’est la clé de
tout…
« … Sur l’Altstädter Ring, il y a le tombeau du Soldat
inconnu. Le 15 mars, il était enfoui sous une montagne de brins de muguet… Cette
force étrange qui, secrètement, dirige les pas des hommes a conduit des
cohortes de Pragois vers cette place et ils y ont déposé de petits bouquets – sur
la petite tombe des grands souvenirs. Des gens en pleurs se tiennent tout
autour. Pas seulement des femmes et des enfants, des hommes aussi, qui n’ont
pas l’habitude des larmes. Et ici encore, les gens se comportent d’une manière
parfaitement tchèque : ni sanglots bruyants, ni manifestations de peur, ni
éclats violents. Le deuil seulement. Il faut bien que, d’une
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