Milena
et l’un des journalistes ne put
réprimer l’exclamation : « Dieu merci, enfin un homme ! »
Ferdinand Peroutka, le rédacteur en chef de Přítomnost (il devait
être arrêté par la Gestapo quelques jours plus tard), n’a jamais oublié cette
parole prophétique prononcée par Milena pendant l’invasion du pays. Elle
regardait passer les colonnes de la Wehrmacht dans la rue, puis, se tournant
vers lui, elle dit : « Ce n’est encore rien… Attends seulement que ce
soient les Russes qui nous occupent… »
Après l’arrestation du rédacteur en chef, Milena prit en
charge la direction du journal et la conserva après que Peroutka, quatorze
jours plus tard, eut été remis en liberté ; il se tenait en retrait et
devait se contenter d’inspirer les principaux articles. Il aspirait, dans cette
situation politique difficile, à préserver la revue d’une interdiction aussi
longtemps que possible. Il ne le pouvait qu’à condition d’être extrêmement
prudent. Beaucoup de lecteurs tinrent rigueur à la rédaction de cette « adaptation
à la situation » et j’imagine aisément qu’au cours des derniers mois de
son activité journalistique officielle, Milena dut souvent surmonter ses
répugnances. Dans l’un de ses articles, elle s’efforce de s’excuser auprès de
ses lecteurs, écrivant à peu près ceci : le journalisme tchèque ressemble
à un arbre qui a perdu toutes ses feuilles. Il n’en demeure que deux ou trois, tout
en haut. Et voici que des gens un peu lourds, ne sachant pas lire, demandent :
« Mais, arbre, pourquoi n’entend-on plus tes feuilles bruisser ? »
Milena s’efforçait de faire passer dans ses articles autant
d’allusions à la situation présente et de mises en garde que possible. Peu à
peu, la couleur politique de ses textes devint presque nationaliste tchèque. Sans
doute était-ce en partie un camouflage face à la censure nazie ; mais, pour
une part, Milena écrivait ainsi, également, par conviction. Elle avait toujours
été cosmopolite, mais aussi adepte de la Realpolitik. Elle avait compris
qu’un peuple ne peut conserver sa volonté de résister, lorsque son pays est
occupé par une puissance étrangère totalitaire, que si l’on maintient et
renforce sa conscience nationale.
Il y avait aussi une autre explication au ton plus modéré
que Milena adopta dès lors dans Přítomnost. Elle se camouflait
ainsi aux yeux de la Gestapo, devenait insoupçonnable et pouvait accomplir dans
des conditions plus sûres son activité de sauvetage de personnes en danger.
Mais elle ne se contenta pas de poursuivre son travail
journalistique légal. Elle entreprit de publier un organe illégal intitulé Vboj ! (En avant pour la lutte !), collaborant par ailleurs à diverses autres
publications interdites. Un jour, elle rencontra par hasard dans la rue son
vieil ami Miloš Vanĕk. Ils s’assirent sur un banc et, après une courte
discussion, Vanĕk proposa à Milena d’éditer avec lui une publication résistante.
Milena éclata de rire : « Bon, pourquoi pas ? Ça ne serait
jamais que la quatrième ! »
*
Peu de temps après l’entrée des troupes de Hitler à Prague, le
conseiller ministériel Šmoranč, chef du bureau de presse de la présidence
du Conseil des ministres, fut placé sous la surveillance d’un Allemand, Herr
von Wolmar. Šmoranč était un agrarien, il était le protégé du président du
Conseil Hodža et se situait passablement à droite. Ce n’était pas un ami de
Milena et elle n’éprouvait pas non plus de sympathie à son endroit. Au reste, Šmoranč
était un homme courageux, il joua très longtemps double jeu mais fut démasqué
et exécuté par les nazis.
Il semble que Herr von Wolmar ait éprouvé des sentiments
ambigus vis-à-vis de Milena, une sorte d’amour-haine. Il la convoquait au moins
une fois par semaine à son bureau et menait avec elle de longs débats, auxquels
Milena se prêtait avec plaisir. Elle décrivait Wolmar comme un homme très
cultivé, intelligent, instruit, qui avait les meilleures manières. Il était
toujours très poli avec elle, ne la laissait jamais attendre et lui faisait
sentir qu’il avait une haute opinion d’elle.
Une seule fois, Herr von Wolmar perdit totalement contenance
et oublia ses bonnes manières. Ce fut à propos d’un article de Milena dans Přítomnost dont le titre était écrit en allemand. Il s’appelait « Soldaten wohnen
auf den Kanonen… » – les soldats
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