Milena
qu’elle avait maculé le chemin conduisant du dortoir aux
toilettes, une grêle d’insultes s’abattit sur elle. Pas un mot de commisération,
personne qui comprenne les souffrances de cette vieille femme. Elle répondit
par des glapissements, pour autant que le lui permettaient ses forces
amoindries. La Blockälteste tira parti de cette situation pour finir par
se débarrasser de cet élément « hostile à la communauté ». Elle la
fit transférer à l’infirmerie. Il lui suffit de donner le mot à une infirmière
de sa connaissance pour qu’une piqûre mortelle la débarrasse et débarrasse la
baraque de cette présence importune.
On peut douter que Milena, après les expériences amères qu’elle
fit à Ravensbrück, aurait conservé suffisamment d’espoir pour écrire :
« Je ne crois pas que les hypocrites aillent plus loin dans la vie que les
gens honnêtes, je ne crois pas que le monde soit tellement mauvais que seuls
les misérables y aient du succès… »
*
À l’infirmerie, Milena s’occupait des dossiers des détenues
atteintes de maladies vénériennes, elle distribuait les médicaments à celles
qui suivaient un traitement. La plupart d’entre elles étaient des « asociales »,
des prostituées dans leur grande majorité, mais aussi celles qu’on appelait des
« politiques couche-toi-là » qui s’étaient retrouvées au camp pour
avoir eu des rapports avec des étrangers. À Ravensbrück, on méprisait les
asociales ; quant à celles qui étaient atteintes de maladies vénériennes, on
les considérait comme la lie de l’humanité. Un sort cruel les attendait toutes,
particulièrement les syphilitiques. Le D r Sonntag les soumettait à
des traitements barbares auxquels beaucoup succombèrent. Les échantillons
sanguins des nouvelles arrivantes étaient envoyés pour examen à Berlin et les
résultats revenaient au bureau de Milena. Il faut se remémorer l’atmosphère
démoralisante qui régnait au camp de concentration, où il n’allait nullement de
soi que l’on dût tenter de sauver d’autres détenues, tout particulièrement des
asociales ; ce n’est qu’en ayant en tête ces conditions que l’on peut
mesurer la grandeur et la noblesse de Milena. Pour elle, les asociales étaient
des personnes qu’il convenait d’aider. Elle n’hésitait donc pas à falsifier des
résultats, à faire passer des syphilitiques pour saines. Dans les cas
particulièrement graves, contagieux, elle faisait en sorte que les malades
suivent un traitement en cachette. Chaque fois que Milena intervenait de cette
façon pour arracher des victimes aux SS, elle risquait sa propre vie. Si l’on
avait découvert les falsifications qu’elle opérait, elle aurait été perdue. Non
contente de sauver la vie de ces femmes, Milena trouvait également le contact
avec ces pauvres créatures, leur parlait, les écoutait évoquer leurs
souffrances et découvrait chez nombre d’entre elles une étincelle d’humanité, aussi
profondément enfouie fût-elle.
Notre amie commune, Lotte, une prisonnière politique
allemande, avait déjà quatre années de détention derrière elle et elle était en
très mauvaise santé. Milena savait que les détenues atteintes de tuberculose
étaient remises en liberté. Au cours de l’hiver 1941-1942, il lui vint une
pensée hardie. Elle se mit en tête d’essayer d’aider Lotte à sortir du camp. Elle
lui procura avec son accord un certificat d’examen d’échantillon d’expectoration
falsifié et fit admettre Lotte à la section des tuberculeux de l’infirmerie. Le
médecin SS, D r Sonntag, établit conformément au règlement le
certificat de sortie de Lotte ; nous attendions avec grande impatience de
voir si l’entreprise serait couronnée de succès. Chaque soir, nous allions à la
fenêtre de la section des tuberculeuses, parlions avec Lotte, nous réjouissant
déjà de la voir en liberté.
Nous n’avions encore aucune idée de ce qui se passerait au
cours des premiers mois de l’année 1942, nous ignorions tout des plans d’extermination
nazis. L’ordre arriva de dresser des listes de toutes les handicapées de
naissance, de toutes les épileptiques, de toutes celles qui souffraient d’incontinence
d’urine, de toutes les amputées, de toutes celles qui souffraient d’asthme et
de maladie pulmonaire, ainsi que de toutes les malades mentales. En même temps,
les SS s’efforcèrent de nous tranquilliser en nous indiquant que ces
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