Milena
en rangs ou de rompre les rangs, hurlait encore à la fin
de la journée réglementaire. Nous détestions la « hurleuse », comme
nous appelions la sirène dans le jargon du camp. Cet instrument tyrannique
était actionné par une surveillante SS qui avait seule le droit d’appuyer sur
le bouton, déclenchant le mugissement qui était fixé dehors, sur l’une des
trois baraques de l’infirmerie. Milena en avait déjà exprimé de nombreuses fois
le souhait : « Je voudrais, ne fût-ce qu’une fois, déclencher la “hurleuse”…
et voir ce qui va se passer. » J’avais assez d’imagination pour lui
dépeindre toutes les conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter, mais
elle n’en démordit pas. Un matin, elle se leva alors qu’il faisait encore
sombre et qu’il n’était pas encore l’heure du réveil ; elle murmura :
« Aujourd’hui, c’est moi qui vais virer tout le monde du lit ! »
– et elle s’éloigna en souriant. Quelques minutes plus tard, le hurlement de la
sirène s’éleva sur le camp. Je remontai la couverture sur ma tête, secouée par
le rire. C’était tout à fait Milena. Ne fût-ce qu’une fois, elle voulait, comme
dans le conte du pauvre pêcheur et de sa femme, être le « poisson qui peut
tout », celui qui a tous les pouvoirs. Sa soif d’initiative personnelle la
poussait à de telles folies. Au reste, celle-ci demeura sans conséquences, car
nul n’aurait pu concevoir qu’une détenue ose chose pareille. La surveillante SS
officiellement chargée d’appuyer sur le bouton se tint coite, craignant sans
doute de s’être mise en retard.
Lorsque les gens ne sont plus maîtres de leur destin, les
faibles sont poussés à fuir la réalité. Nombreux étaient ceux que leur
imagination repoussait exclusivement dans le passé, qui ne parlaient que de
leur foyer et devenaient ainsi victimes d’une sorte de dissociation de la
conscience. Cela faisait obstacle à leur adaptation, la rendant parfois
impossible et débouchant sur la perte de leurs capacités de résistance. D’autres
s’efforçaient d’échapper à la réalité du camp en régressant dans un état d’irresponsabilité
adolescente, infantile, en se conduisant comme des gamins, en adoptant des
attitudes ineptes. Je trouvais étrange la façon dont changeaient les réactions
des détenues aux événements les plus terribles. Lorsque nous entendions parler
de condamnations à mort, d’opérations expérimentales, de transports de malades
et autres horreurs, la stupéfaction, le désarroi ne duraient que fort peu de
temps, quelques minutes seulement. Puis les femmes pouvaient recommencer à rire
et à échanger les propos les plus futiles sur la vie quotidienne du camp.
Qu’un détenu réussisse à s’adapter à la réalité du camp, qu’il
parvienne à surmonter le choc qu’il a subi en perdant la liberté, et il
commence à changer imperceptiblement. Le stade suivant, que traversent
pratiquement tous les détenus, est celui de la résignation, de l’acceptation de
la fatalité. Dans cet état, son sentiment de sympathie, de solidarité avec les
autres s’affaiblit, voire disparaît complètement ; sa résistance interne
aux contraintes qu’il subit diminue, il perd peu à peu sa dignité face aux SS
et finit par se soumettre. Certains s’identifiaient même aux SS, devenant les
complices de nos bourreaux. Le plaisir que l’on éprouve à exercer un pouvoir
est l’un des aspects les plus sombres de l’humanité que révèle l’existence au
camp. Des femmes qui obtenaient un poste de responsabilité au camp changeaient
de personnalité au fil des jours ; détenues opprimées et souffrantes, elles
devenaient des maîtres – sûres d’elles-mêmes, impérieuses, arrogantes. De tels
individus transformaient la vie des autres en un tourment perpétuel.
À ce troisième stade de l’existence du détenu disparaît le
souvenir vivant, voire la capacité même de se représenter la liberté. Lorsque
je pensais à la liberté, je voyais toujours un chemin forestier recouvert d’herbe,
baigné par endroits de taches de soleil claires. Comme j’en parlais un jour à
Milena, elle répliqua aussitôt : « Incurable Wandervogel [70] !
Moi, c’est bien connu, je suis un rat des villes. Quand je pense à la liberté, c’est
l’image d’un petit bistrot dans la vieille ville de Prague qui me vient… »
*
Dix ans avant de se retrouver au camp de concentration, Milena
écrivait
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