Moi, Claude
elle-même imaginé la mise en scène qui devait faire d’Agrippa, pour la nation entière, le garant de la loyauté d’Auguste. Après la chute d’Antoine, Auguste et ses deux amis, Agrippa et Mécène, avaient eu devant le Sénat un simulacre de débat : le rôle d’Agrippa était de détourner d’abord Auguste du pouvoir suprême, puis de se laisser convaincre par les arguments de Mécène et les prières du Sénat. Il avait déclaré alors qu’il servirait fidèlement Auguste aussi longtemps que celui-ci s’abstiendrait de tout despotisme. Il faisait ainsi figure de rempart contre les empiétements possibles de la tyrannie : ce qu’Agrippa laissait passer, la nation le laissait passer.
On pensait généralement que Marcellus hériterait non seulement de l’immense fortune d’Auguste, mais de la monarchie – comment l’appeler autrement ? – par-dessus le marché. Agrippa déclarait bien qu’en dépit de son attachement à Auguste il y avait une chose qu’il ne permettrait jamais : c’était que la monarchie devînt héréditaire. Mais Marcellus était maintenant presque aussi populaire qu’Agrippa. Beaucoup de jeunes gens bien nés, pour qui la question « Monarchie ou République » ne présentait plus qu’un intérêt académique, cherchaient à se rapprocher de lui, dans l’espoir d’en obtenir des faveurs quand il succéderait à Auguste. Ce consentement tacite à la continuité de la monarchie semblait plaire à Livie : elle dit pourtant dans l’intimité que si Auguste venait à mourir, la direction immédiate des affaires de l’État aurait besoin d’une main plus expérimentée que celle du jeune homme. Les paroles de Livie finissaient généralement par se transformer en édits publics, mais on voyait Auguste si attaché à son neveu que cette fois on ne fit pas grande attention à elle : on continua à courtiser Marcellus.
Les observateurs sagaces se demandaient comment Livie se tirerait de la situation ; mais le sort la favorisa. Auguste ayant pris froid, le mal empira de façon inattendue ; il eut de la fièvre, des vomissements ; son estomac était si délicat qu’il ne gardait rien, quoique Livie préparât elle-même sa nourriture. Il s’affaiblissait de jour en jour et se sentit enfin à l’article de la mort. On lui avait souvent demandé de désigner son successeur ; il ne l’avait pas fait, de peur des conséquences politiques, et aussi parce que l’idée de mourir lui était éminemment désagréable. Cette fois, sentant qu’il ne pouvait plus se dérober, il demanda conseil à Livie. Le mal, disait-il, lui avait troublé le jugement : il s’en remettait à elle. Ce fut donc elle qui prit la décision : Auguste l’approuva. Alors elle fit appeler à son chevet l’autre consul, les magistrats de la ville, et quelques représentants du Sénat et des chevaliers. Trop faible pour parler, Auguste tendit au consul un état des forces navales et militaires et le compte rendu des revenus publics, puis, faisant signe à Agrippa, il lui remit le cachet qu’il portait au doigt. C’était dire clairement qu’Agrippa serait son successeur, avec l’étroite collaboration des consuls. La nouvelle causa une grande surprise. Tout le monde avait parié pour Marcellus.
Dès cet instant, Auguste commença à se rétablir d’une façon miraculeuse : la fièvre tomba, l’estomac accepta la nourriture. On n’en attribua pas le mérite à Livie, mais à un médecin nommé Musa, qui avait l’inoffensive marotte des potions et des lotions froides. Auguste fut si reconnaissant à ce Musa de ses prétendus services qu’il lui fit donner son propre poids d’or : le Sénat doubla la somme. Musa, quoique simple affranchi, fut aussi fait chevalier, ce qui lui permettait de porter l’anneau d’or et de briguer les charges publiques. Le Sénat mit le comble à l’extravagance en exemptant d’impôts le corps médical tout entier.
Marcellus fut extrêmement mortifié de n’avoir pas été désigné comme l’héritier d’Auguste. Il avait vingt ans, et les faveurs de son oncle lui avaient donné une idée exagérée de ses talents et de son importance. Au cours d’un banquet, il insulta publiquement Agrippa : celui-ci se contint à grand-peine, mais l’incident n’eut pas de suites et les partisans de Marcellus en conclurent qu’Agrippa avait peur de lui. Leur turbulence et leur vantardise ne connurent plus de bornes : les deux partis en venaient
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