Moi, Claude
enfin les Français à l’arrière-garde. La cavalerie formait les ailes : les machines de guerre, mangonneaux et catapultes, étaient installées sur les dunes. Personne ne savait ce qui allait se passer. Caligula, monté sur Pénélope, la fit entrer dans la mer jusqu’au genou, puis il cria : « Neptune, mon vieil ennemi, défends-toi ! Je te défie au combat jusqu’à la mort. Ah ! tu as coulé par traîtrise la flotte de mon père ! Essaie maintenant ton pouvoir sur moi, si tu l’oses. » Là-dessus il cita le défi d’Ajax à Ulysse :
Que l’un de nous, ô roi, renverse l’autre.
Mesurons notre force…
Une petite vague passa près de lui : avec un rire méprisant il la frappa d’un coup d’épée. Puis il se retira tranquillement et fit donner le signal de l’assaut. Les archers lancèrent leurs flèches, les frondeurs leurs pierres, les lanciers leurs javelines ; l’infanterie régulière entra dans l’eau jusqu’aux aisselles et taillada les vagues ; la cavalerie chargea sur les deux flancs et s’avança à la nage en sabrant à droite et à gauche ; les mangonneaux projetèrent des blocs de rochers, les catapultes d’énormes javelines et des poutres garnies de fer. Alors Caligula monta sur un vaisseau de guerre et alla jeter l’ancre hors de portée des projectiles. Il lançait des défis absurdes à Neptune et crachait de toutes ses forces par-dessus bord. À part le fait qu’un homme fut pincé par un homard et un autre piqué par une méduse, Neptune n’essaya ni de se défendre ni de répondre.
À la fin Caligula fit sonner le ralliement : les hommes reçurent l’ordre d’essuyer le sang de leurs épées et de recueillir le butin – c’est-à-dire les coquillages de la grève. Chacun dut en ramasser un casque plein et le vider sur le tas commun : plus tard les coquillages furent triés, emballés dans des caisses et expédiés à Rome en gage de cette victoire inouïe. Les hommes s’amusaient follement : à l’annonce d’une récompense de quatre pièces d’or par tête, ils poussèrent des acclamations frénétiques. En souvenir de sa victoire Caligula éleva sur les lieux un grand phare, sur le modèle de celui d’Alexandrie : il est encore aujourd’hui d’un grand secours pour les marins qui naviguent dans ces eaux dangereuses.
Caligula nous ramena ensuite sur le Rhin. En arrivant à Bonn, il me prit à part et murmura d’un air sombre :
— Les régiments n’ont jamais été châtiés de l’insulte qu’ils m’ont faite en se mutinant contre mon père en mon absence. Tu te rappelles, j’ai été obligé de rentrer pour rétablir l’ordre.
— Je me rappelle fort bien, lui dis-je. Mais il y a de cela bien longtemps, ne trouves-tu pas ? Après vingt-six ans, il ne doit plus rester dans les rangs beaucoup des hommes qui s’y trouvaient alors. Cassius Chéréas et toi êtes probablement les deux seuls survivants de cette terrible journée.
— Peut-être en ce cas me contenterai-je de les décimer, dit-il.
Les hommes du 1 er et du 20 e régiment furent convoqués à une assemblée extraordinaire et autorisés à laisser leurs armes au camp à cause de la chaleur. La cavalerie des Gardes fut convoquée aussi, mais on lui ordonna d’apporter non seulement ses sabres, mais ses lances. Je découvris un sergent si vieux et si couvert de cicatrices qu’il semblait avoir combattu à Philippes.
— Sergent, lui demandai-je, sais-tu qui je suis ?
— Non, seigneur. Pas idée, seigneur. Tu as l’air d’un ancien consul, seigneur.
— Je suis le frère de Germanicus.
— Vraiment, seigneur. Savais pas qu’il en avait un, seigneur.
— Je ne suis pas quelqu’un d’important. Mais j’ai quelque chose d’important à dire à tes camarades. Ne laissez pas vos épées trop loin quand vous irez à l’assemblée tout à l’heure.
— Pourquoi donc, seigneur, s’il te plaît ?
— Parce que vous pouvez en avoir besoin. Peut-être serez-vous attaqués par les Germains. Peut-être par quelqu’un d’autre.
Il me regarda avec attention et vit que je parlais sérieusement.
— Grand merci, seigneur, je ferai passer la consigne, répondit-il.
L’infanterie était massée en face de l’estrade du tribunal. Caligula parlait d’un air furieux, frappant du pied et imitant avec les mains le geste du scieur. Il évoquait certain soir du début de l’automne, bien des années auparavant, sous un ciel noir et plein de
Weitere Kostenlose Bücher