Moi, Claude
toilettes. Il en avait tiré un si bon prix qu’il vendit également leurs esclaves, puis leurs affranchis, en feignant de prendre ceux-ci pour des esclaves. Beaucoup de riches provinciaux étaient flattés de pouvoir dire : « Oui, ceci appartenait à la sœur de l’Empereur. Je le lui ai acheté personnellement. » Cela inspira à Caligula une nouvelle idée. L’ancien palais de Livie était maintenant inhabité : il était plein de meubles de prix, de tableaux, de souvenirs d’Auguste. Caligula réclama tout ce mobilier et me rendit responsable de sa bonne arrivée à Lyon. « Envoie-le par terre, non par mer, écrivit-il : je suis brouillé avec Neptune. » La lettre n’étant arrivée que la veille de mon embarquement, je chargeai Pallas de la besogne. La difficulté résidait dans le fait que tous les chevaux et les chariots disponibles avaient déjà été réquisitionnés pour le transport de l’armée de Caligula. Mais les ordres étaient là : il fallait trouver des chevaux et des véhicules. Pallas montra aux consuls la lettre de l’Empereur : on réquisitionna les omnibus, les fourgons de boulangers, les chevaux qui tournaient la meule dans les moulins – tout cela au grand détriment du public.
Enfin, un soir de mai, au coucher du soleil, Caligula, assis sur le pont de Lyon et conversant en imagination avec le Dieu du fleuve, me vit de loin avancer sur la route. Il reconnut ma litière à la table de jeu que j’ai fait adapter en travers pour tromper l’ennui des longs voyages en jouant aux dés tout seul. « Hé là, seigneur, cria-t-il, où sont les chariots ? Pourquoi n’amènes-tu pas les chariots ? »
Je répondis de loin : « Le Ciel te bénisse, Majesté ! Les chariots, j’en ai peur, n’arriveront que dans quelques jours. Ils viennent par la route, par Gênes. Mes collègues et moi sommes venus par eau. »
— Retourne-t’en donc aussi par eau, mon garçon, dit-il. Viens ici !
Quand je fus sur le pont, deux soldats germains m’arrachèrent de ma litière et m’assirent sur le parapet, le dos tourné vers le fleuve, au-dessus de l’arche centrale. Caligula se précipita sur moi et me fit basculer : je fis deux culbutes à la renverse et eus l’impression de tomber d’une hauteur de mille pieds avant de toucher la surface de l’eau. Je me souviens de m’être dit : « Né à Lyon, mort à Lyon ! » Le Rhône est très froid, profond et rapide ; ma longue robe m’empêtrait les bras et les jambes ; cependant je parvins à me maintenir tant bien que mal et à regrimper sur la rive derrière des bateaux, à un quart de lieue en aval du pont. Je nage beaucoup mieux que je ne marche ; d’abord j’ai les bras vigoureux, puis le manque forcé d’exercice et les plaisirs de la table m’ont si bien fait engraisser que je flotte comme un bouchon. Entre parenthèses, Caligula, lui, est incapable de faire une brasse.
Il fut stupéfait, quelques minutes plus tard, de me voir revenir en sautillant le long de la route, et rit à gorge déployée de la boue puante dont j’étais couvert.
— D’où sors-tu, mon cher Vulcain ? cria-t-il.
J’avais la réponse toute prête :
… La foudre du Tonnant
Du parvis éthéré m’a jeté pantelant.
Tout le jour j’ai roulé de nuage en nuage
Et n’ai touché qu’au soir le sol de ce rivage.
Enfin des Sinthiens tout meurtri m’ont trouvé
Sur la côte lemnienne, où j’étais arrivé.
— Au lieu de « lemnienne », lire « lyonnaise », précisai-je.
Caligula était assis sur le parapet, mes trois collègues étendus en rang devant lui, face contre terre. Ses pieds reposaient sur le cou des deux premiers : il balançait la pointe de son épée entre les épaules du troisième, le mari de Lesbie, qui demandait grâce en sanglotant. « Claude, gémit-il en entendant ma voix, supplie l’Empereur de nous relâcher : nous venions seulement lui offrir nos félicitations affectueuses. »
— J’ai besoin de chariots, non de félicitations, dit Caligula.
On eût dit qu’Homère avait prévu l’occasion. Je dis au mari de Lesbie :
Obéis, soumets-toi.
Qui que tu sois, si Jupiter te veut contraindre,
Je ne saurais t’aider et ne peux que te plaindre.
Qui donc, pour ta défense, ô misérable humain,
Contre le Roi du Ciel irait lever la main ?
Caligula était enchanté. Il s’adressa aux trois suppliants :
— Combien estimez-vous votre vie ? Cinquante mille
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