Moi, Claude
de Varus. »
À la nouvelle du massacre, les Germains se retirèrent au fond de leurs plus épaisses forêts. Caligula passa le fleuve avec toute son armée et trouva la campagne déserte. Le premier jour, pour corser l’expédition, il envoya dans un bois voisin quelques-uns de ses Gardes germaniques et se fit apporter pendant le souper la nouvelle que l’ennemi était proche ; puis, à la tête de ses Éclaireurs et d’un détachement de cavalerie, il s’élança à l’assaut. Il ramena les Gardes prisonniers, chargés de chaînes, et fit annoncer qu’il avait remporté une victoire écrasante contre un ennemi bien supérieur en nombre. Puis il octroya à ses compagnons d’armes une nouvelle décoration militaire appelée la « Couronne des Éclaireurs » – une couronne d’or garnie de pierres précieuses représentant le soleil, la lune et les étoiles.
Le troisième jour la route s’engagea dans un étroit défilé. L’armée, jusque-là déployée en tirailleurs, dut marcher en colonne. Cassius racontait à Caligula : « C’est dans un endroit comme celui-ci, César, que Varus est tombé dans une embuscade. Je ne l’oublierai jamais. Je marchais à la tête de ma compagnie et venais d’arriver à un tournant du chemin – celui-ci, par exemple – quand j’entends tout à coup un formidable cri de guerre – à peu près dans ce bouquet de sapins, là-haut – et voilà trois ou quatre cents sagaies qui pleuvent sur nous en sifflant…
« Vite, ma jument ! s’écria Caligula saisi de panique. Place ! place ! » Il sauta à bas de sa litière, enfourcha Pénélope (Incitatus était resté à Rome, où il gagnait des courses) et s’enfuit au galop. En quatre heures il avait rejoint le pont, qu’il trouva encombré de fourgons ; mais il était si pressé de passer qu’il mit pied à terre et se fit porter de fourgon en fourgon jusqu’à l’autre bord. Là il rappela immédiatement son armée sous prétexte que l’ennemi étant trop lâche pour l’affronter en bataille rangée, il voulait chercher des conquêtes ailleurs. De Cologne, où toutes les forces s’étaient rassemblées, il descendit le Rhin et marcha jusqu’à Boulogne, le plus voisin des ports d’embarquement pour la Bretagne. Or le fils de Cymbeline, roi des Bretons, s’était querellé avec son père : en apprenant l’arrivée de Caligula il traversa la Manche avec quelques partisans et vint se mettre sous la protection des Romains. Caligula, qui avait déjà annoncé au Sénat la soumission de la Germanie entière, écrivit cette fois que le roi Cymbeline lui avait envoyé son fils pour reconnaître la suzeraineté romaine sur tout l’archipel breton, des Sorlingues aux Orcades.
J’accompagnai Caligula pendant l’expédition et eus toutes les peines du monde à essayer de lui complaire. Il se plaignait d’insomnies : son ennemi Neptune, disait-il, ne cessait de faire le bruit de la mer dans ses oreilles et venait la nuit le menacer de son trident. « Neptune ? lui dis-je. Si j’étais toi je ne me laisserais pas intimider par cet insolent. Pourquoi ne le châties-tu pas comme les Allemands ? Tu l’en as déjà menacé, je me le rappelle. »
Il me regarda d’un air malheureux à travers ses paupières mi-closes.
— Tu crois que je suis fou ? demanda-t-il au bout d’un moment.
J’eus un rire inquiet.
— Fou, César ? Tu demandes si je te crois fou ? Mais tu es pour tout l’univers habitable le modèle même de la raison.
— C’est très difficile, vois-tu, Claude, continua-t-il sur un ton de confidence, d’être un Dieu déguisé en homme. J’ai souvent cru que je devenais fou. On dit que la cure d’ellébore d’Anticyre est excellente. Qu’en penses-tu ?
— Un des plus grands philosophes grecs – j’ai oublié lequel – a fait cette cure d’ellébore dans le simple dessein d’éclaircir encore un cerveau déjà très clair. Mais si tu me demandes mon avis, je te dirai : ne le fais pas. Ton cerveau est clair comme de l’eau de roche.
— Oui, dit-il, mais je voudrais bien pouvoir dormir plus de trois heures par nuit.
— Tu dois ces trois heures à ton déguisement mortel, répliquai-je. Les dieux, à l’état naturel, ne dorment jamais.
Il se rasséréna. Le lendemain il disposa ses troupes en bataille au bord de la mer : d’abord les archers et les frondeurs, puis les auxiliaires germaniques avec leurs sagaies, le gros de l’armée romaine,
Weitere Kostenlose Bücher