Moi, Claude
lui-même. L’injure faite à ma grand-mère rejaillissait sur lui, puisqu’on insinuait qu’il se laissait mener par elle. Mais à part le vilain mot de « forcer », il approuvait au fond tout ce qu’exprimait la lettre. C’était vrai : le Sénat devenait d’une obséquiosité honteuse vis-à-vis de lui et des siens. Cela lui déplaisait autant qu’à mon père ; d’ailleurs, avant même la défaite et la mort d’Antoine, il avait solennellement promis de se retirer dès qu’il n’aurait plus en face de lui d’ennemi public ; et depuis lors il avait plusieurs fois fait allusion dans ses discours à l’heureux jour où sa tâche serait accomplie. Il était las des éternelles affaires d’État, des éternels honneurs ; il aspirait au repos anonyme. Mais ma grand-mère ne lui permettait pas de se désister : elle lui répétait que sa tâche n’était pas à moitié accomplie, que son départ ne ferait qu’entraîner le désordre. Oui, il travaillait dur, c’était vrai – mais elle travaillait, elle, plus dur encore, et sans récompense directe. D’ailleurs, pas de naïveté : redevenu simple citoyen, il pouvait être mis en accusation, banni, pis encore. Oubliait-il les rancunes secrètes des familles de ceux qu’il avait tués ou déshonorés ? Une fois simple citoyen, plus de gardes du corps, plus d’armée. Qu’il attendît encore dix ans : d’ici là tout aurait peut-être changé pour le mieux. Auguste cédait et continuait à régner. Il acceptait les privilèges royaux par acomptes. On les lui votait pour cinq ou dix ans, généralement dix.
Quand il eut achevé la lecture de la malheureuse lettre, ma grand-mère le regarda durement et demanda :
— Eh bien ?
— Je suis de l’avis de Tibère, dit-il doucement. Ce garçon est à bout de forces. Remarque le paragraphe de la fin, où il parle de sa blessure à la tête et de ses visions : c’est une preuve qu’il a besoin de repos. Les forêts de Germanie ne sont pas faites pour un homme malade du cerveau, n’est-ce pas, Tibère ? Les hurlements des loups vous usent les nerfs – ces gémissements dont il parle ne sont sûrement pas autre chose. Si nous le rappelions, maintenant qu’il a donné à ces Germains une leçon qu’ils n’oublieront pas ? Cela me ferait plaisir de le revoir à Rome. Toi aussi, chère Livie, n’est-ce pas ?
Ma grand-mère ne répondit pas immédiatement. Elle dit, les sourcils toujours froncés :
— Et toi, Tibère ?
Mon oncle, plus diplomate qu’Auguste, connaissait mieux sa mère.
— Mon frère, dit-il, semble malade, en effet : mais cela n’excuse pas une conduite aussi dénaturée et une pareille folie. Sans doute il faut le rappeler, pour lui montrer l’énormité d’avoir nourri d’aussi basses pensées contre une mère modeste, dévouée, infatigable, et qui plus est, de les avoir confiées au papier pour les envoyer par courrier à travers un pays hostile. Son raisonnement au sujet de Sylla est enfantin. Sylla avait à peine abandonné le pouvoir que la guerre civile recommençait et que sa constitution neuve était renversée.
Ainsi Tibère se tira habilement d’embarras, mais sa sévérité contre mon père n’était pas entièrement feinte : il lui en voulait de l’avoir mis dans ce mauvais pas.
Livie étouffait de rage en voyant Auguste laisser passer aussi facilement, et devant son propre fils, l’injure qui lui était faite. Sa rage contre mon père n’était pas moins violente. Nul doute qu’à son retour il n’essayât d’exécuter son projet et de faire abdiquer Auguste. Plus tard, même si Livie réussissait à assurer la succession à Tibère, jamais elle ne régnerait par lui tant que mon père, avec sa popularité et tous les régiments de l’Ouest derrière lui, serait là pour défendre les libertés du peuple. Or le pouvoir suprême, pour lequel elle avait tant sacrifié, lui était devenu plus cher que la vie et que l’honneur. Cependant elle sut dissimuler ses sentiments. Feignant de croire avec Auguste que mon père était simplement malade, elle reprocha à Tibère sa sévérité. Elle remercia Auguste de sa générosité envers son pauvre fils et dit qu’elle enverrait à celui-ci, par son propre médecin, un paquet d’ellébore de Thessalie, le fameux spécifique des maladies mentales.
Le médecin partit le lendemain avec le courrier qui emportait la lettre d’Auguste. Celui-ci félicitait amicalement mon père de ses
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