Moi, Claude
victoires et le plaignait de sa blessure : il l’autorisait à rentrer à Rome, mais de manière à lui faire comprendre qu’il devait revenir qu’il le voulût ou non.
Mon père répondit quelques jours plus tard en remerciant Auguste de sa bonté. Il rentrerait dès que sa santé le lui permettrait : malheureusement, la veille, son cheval était tombé sous lui en plein galop et lui avait meurtri la jambe contre une pierre pointue. Il remerciait sa mère de sa sollicitude, de l’ellébore et du médecin, aux services duquel il avait déjà eu recours. Il craignait cependant que l’habileté reconnue du praticien ne suffît pas à empêcher la blessure de prendre un tour sérieux. Certes, il eût préféré rester à son poste, mais les désirs d’Auguste étaient des ordres pour lui : dès qu’il le pourrait il rentrerait à Rome.
Au reçu de ces nouvelles, Tibère, qui se trouvait à Pavie avec Auguste et Livie, demanda immédiatement à se rendre au chevet de son frère. Auguste y consentit et Tibère partit au galop, avec une faible escorte, vers le passage le plus court des Alpes. Il avait deux cent cinquante lieues à faire, mais on trouvait des chevaux de poste tout le long de la route ; quand il était trop fatigué pour se tenir en selle il pouvait réquisitionner une voiture légère et y prendre quelques heures de sommeil sans interrompre son voyage. Le temps le favorisa. Il franchit les Alpes, descendit en Suisse et prit la grand-route du Rhin sans s’arrêter seulement pour faire un repas chaud. À Mannheim il traversa le fleuve et s’enfonça au nord-est, par de mauvaises routes, à travers une contrée hostile. Quand il arriva, le soir du troisième jour, il était seul : son escorte était restée en chemin. Le second jour, de midi à midi, il avait couvert près de cent lieues.
Il arriva à temps pour embrasser mon père, mais non pour lui sauver la vie, car sa jambe était maintenant gangrenée jusqu’à la cuisse. Mon père, quoique mourant, eut la présence d’esprit de faire rendre à son frère les honneurs qu’on lui devait comme chef d’armée. Les deux frères s’embrassèrent : mon père murmura : « Elle a lu ma lettre ? – Avant moi », gémit mon oncle. Ils se turent, puis mon père soupira : « Rome a une mère sévère, Lucius et Caius une belle-mère dangereuse. » Ce furent ses dernières paroles : peu après Tibère lui ferma les yeux.
Je tiens ces détails de Xénophon, un jeune Grec de l’île de Cos, chirurgien de mon père, qui avait été ulcéré de voir le médecin de ma grand-mère s’emparer de son malade. Lucius et Caius étaient les petits-enfants d’Auguste, les fils de Julie et d’Agrippa, qu’Auguste avait adoptés au berceau. Un troisième fils, Postumus, était venu au monde, comme son nom l’indique, après la mort de son père : celui-là, Auguste ne l’adopta pas, pour le laisser perpétuer le nom d’Agrippa.
Le camp où était mort mon père fut surnommé le Camp Maudit. Mon oncle Tibère conduisit à pied le cortège militaire qui accompagna le corps à Mayence, aux quartiers d’hiver de l’armée. Ses hommes auraient voulu l’enterrer là, mais Tibère le ramena à Rome, où un énorme bûcher lui fut dressé sur le Champ de Mars. Auguste prononça lui-même l’oraison funèbre. « Je prie les dieux, dit-il, de faire de mes fils Caius et Lucius des hommes vertueux et nobles comme celui-ci, et de m’accorder la faveur d’une mort aussi glorieuse que la sienne. »
Livie ne savait pas jusqu’à quel point elle pouvait se fier à Tibère. À son retour de Germanie, ses condoléances lui parurent forcées : lorsque Auguste parla de la mort glorieuse de mon père elle vit un demi-sourire effleurer le visage de son fils. Tibère, sans doute, se doutait depuis longtemps que mon grand-père n’était pas mort de mort naturelle. Mais il dînait trop souvent à la table de sa mère pour courir le risque de la contrarier. Livie, quand elle le comprit, n’en fut pas mécontente : s’il avait des soupçons, il les garderait pour lui. Depuis longtemps le scandale de son mariage avec Auguste s’était effacé : on la citait à Rome comme l’exemple de la vertu la plus rigide. Pour la consoler de son deuil le Sénat lui fit ériger sur des places publiques quatre statues ; on l’enrôla aussi, par une sorte de fiction légale, parmi les « Mères de Trois Enfants », qui jouissaient sous la législation
Weitere Kostenlose Bücher