Moi, Claude
combat : aussi, malgré la sévérité de la discipline, le préférait-on à des chefs joviaux et indulgents en qui on n’avait pas la même confiance. Jamais Tibère n’adressait à ses hommes un sourire ou un mot d’éloge : il les astreignait souvent à des marches forcées et à un travail excessif. « Qu’ils me haïssent, dit-il un jour, pourvu qu’ils me craignent. » Il était aussi dur envers les officiers qu’envers les soldats, et personne ne pouvait l’accuser de partialité. Servir sous ses ordres n’allait d’ailleurs pas sans profit, car les camps et les villes dont il s’emparait étaient aussitôt livrés au pillage.
Mon père, lui, comme je l’ai dit, était un des meilleurs parmi les Claudes. Aussi vigoureux que son frère et beaucoup plus beau, plus vif de parole et de geste, il n’était pas moins heureux comme chef d’armée. Il traitait tous les soldats en citoyens romains et par conséquent en égaux, sauf par l’éducation et le grade. Il détestait avoir à punir : autant que possible tous les manquements à la discipline étaient jugés par les camarades du coupable, jaloux du bon renom de leur compagnie. Cependant ceux-ci n’avaient pas le droit de condamner ni à mort ni à aucune peine entraînant l’incapacité : quand la faute dépassait leurs attributions, on en référait au colonel du régiment. Avec la permission de celui-ci, les capitaines avaient le droit de fustiger un coupable, mais seulement en cas de faute déshonorante, comme la lâcheté au combat ou le vol entre camarades. L’homme passé par les verges ne pouvait plus porter les armes : on le ravalait au service des transports ou des écritures. Ceux qui se jugeaient injustement condamnés par leurs camarades ou leur capitaine pouvaient en appeler à mon père lui-même.
Le système fonctionnait admirablement, parce que la personnalité de mon père inspirait aux troupes une vertu dont aucun autre chef ne les eût crues capables. Mais des unités une fois commandées par lui pouvaient difficilement passer ensuite aux mains d’un autre général. On ne renonce pas volontiers à l’indépendance après qu’on en a goûté. Les troupes qui avaient servi sous ses ordres s’accommodaient mal du commandement de mon oncle : celles de mon oncle regardaient les méthodes disciplinaires de mon père avec méfiance et mépris. Chez Tibère, chacun cherchait à couvrir les fautes des autres et mettait sa fierté à éviter d’être pris. Comme un homme pouvait être fustigé pour avoir adressé le premier la parole à un officier, ou pour avoir fait preuve d’indépendance de quelque manière que ce fût, il était plutôt honorable que honteux de montrer sur son dos la marque des verges.
L’ambition de mon père eût été d’accomplir un exploit dont l’histoire romaine n’offrait jusque-là que deux exemples : tuer le général ennemi de ses propres mains et le dépouiller de ses armes. Il fut plusieurs fois sur le point de réussir, mais sa proie lui échappait toujours. Parfois l’homme s’enfuyait ou se rendait sans combat, parfois un soldat bien intentionné lui portait le premier coup. Des vétérans m’ont dit souvent, avec un petit rire admiratif : « Ah ! seigneur, cela faisait du bien au cœur de le voir sur son cheval noir jouer à cache-cache dans la bataille avec un de ces chefs germains… Quelquefois il devait abattre jusqu’à neuf ou dix gardes du corps – de rudes gaillards ! – puis quand il arrivait près de l’étendard, l’oiseau malin s’était envolé. » Ce dont ils étaient le plus fiers, c’était que mon père fût le premier général romain à avoir descendu le Rhin sur toute sa longueur, de la Suisse à la mer du Nord.
4
Mon père n’oublia jamais les leçons de mon grand-père sur la liberté. Tout enfant il prit à parti Marcellus, son aîné de cinq ans, à qui Auguste avait décerné le titre de « chef des cadets ». Ce titre, disait-il, avait été donné à Marcellus pour une occasion déterminée – un simulacre de combat équestre appelé « Grecs et Troyens », qui avait lieu au Champ de Mars entre deux troupes de cadets, fils de chevaliers et de sénateurs – et ne comportait aucun des pouvoirs judiciaires que Marcellus s’était arrogés. Lui, en tant que libre Romain, refusait de se soumettre à cette tyrannie. Il provoqua même Marcellus en duel. Auguste, lorsqu’il apprit l’histoire, s’en amusa fort,
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