Moi, Claude
étaient fixés sur le chevalier. Il reconnut Tite-Live et le salua avec un accent chantant que je sus plus tard être celui de Padoue ; puis, sans accorder une attention particulière à Germanicus en tant que consul ou à ma mère et à moi en tant que maîtres de maison, il salua au milieu de rires étouffés tout le reste de l’auditoire. Ensuite il chercha des yeux un siège et aperçut le fauteuil d’Auguste, mais celui-ci lui paraissant un peu trop étroit il s’empara de celui de Livie. Il y posa son coussin, rassembla les plis de sa robe sur ses genoux et s’assit en grognant. Le fauteuil – un siège égyptien ancien, délicatement travaillé, qui provenait du palais de Cléopâtre – s’écroula avec fracas. Tout le monde éclata de rire, sauf Germanicus, Tite-Live, ma mère et les membres les plus graves de l’assemblée.
Quand le chevalier se fut relevé, grommelant, jurant et se frottant les membres, et qu’un affranchi l’eut accompagné hors de la salle, un silence attentif se rétablit et j’essayai de continuer ma lecture. Mais j’étais en proie à un fou rire inextinguible. Peut-être était-ce le vin que j’avais bu – peut-être était-ce d’avoir vu l’expression du bonhomme pendant que le fauteuil s’effondrait sous lui (personne d’autre ne l’avait vu, puisqu’il était au premier rang et que j’étais le seul à lui faire face). En tout cas, impossible de m’absorber de nouveau dans les cérémonies lustrales des Étrusques. Au début l’auditoire partagea mon amusement et rit avec moi. Mais étant arrivé à grand-peine au bout d’un autre paragraphe, j’aperçus tout à coup du coin de l’œil le fauteuil brisé, redressé tant bien que mal sur ses pieds branlants. J’éclatai de nouveau : on commença à s’impatienter. Pour comble de malheur, quand j’eus fait un grand effort et repris la fin de ma lecture, au grand soulagement de Germanicus, les portes s’ouvrirent toutes grandes et on vit entrer Auguste et Livie. Ils s’avancèrent majestueusement entre les rangées de chaises et Auguste s’assit ; Livie allait en faire autant quand elle s’aperçut de quelque chose d’anormal. Elle demanda d’une voix retentissante : « Qui s’est assis dans mon fauteuil ? » Germanicus lui expliqua les choses de son mieux, mais elle se jugea insultée et sortit, suivie d’Auguste qui semblait mal à l’aise.
Peut-on me reprocher après cela d’avoir fait un fiasco du reste de ma lecture ? Sans doute le cruel dieu Momus se cachait-il sur ce malheureux fauteuil, car cinq minutes plus tard les pieds s’écartèrent et le tout s’écroula de nouveau : une petite tête de lion en or se détacha d’un bras, roula sur le sol et vint se glisser juste sous mon pied droit, que je tenais un peu en l’air.
Le fou rire me reprit : je pouffais, je soufflais, j’étouffais. Germanicus s’approcha de moi et me supplia de me dominer, mais je ne pus que ramasser la tête de lion et désigner le fauteuil d’un geste d’impuissance. Si j’ai jamais vu Germanicus fâché contre moi, ce fut bien à ce moment-là. Son mécontentement me calma du coup. Mais j’avais perdu toute confiance en moi et me mis à bégayer si fort que ma lecture s’acheva d’une manière lamentable. Germanicus fit ce qu’il put : il m’adressa des remerciements pour mon intéressant article, déplora l’incident qui m’avait arrêté au beau milieu et nous avait privés de la présence du Père de la Patrie et de la noble Livie son épouse ; il exprima enfin le vœu que je pusse bientôt, et dans de meilleures conditions, donner lecture de la suite de mon ouvrage. C’était le plus dévoué des frères et le plus noble des hommes. Mais je n’essayai plus jamais de lire mes œuvres en public.
Un jour Germanicus vint me trouver, l’air très grave. Pendant un long moment il ne put se décider à parler ; enfin il me dit : « En causant avec Émilius, ce matin, la conversation est tombée sur le pauvre Postumus. Émilius, le premier, m’a demandé d’un air innocent quelles étaient au juste les accusations portées contre lui ; on lui avait raconté que Postumus avait essayé de violer deux patriciennes, mais personne ne semblait savoir de qui il s’agissait. Je le regardai attentivement et vis qu’il était de bonne foi. Alors je lui proposai de lui dire ce que je savais, à condition qu’il en fît autant et s’engageât à me garder le secret. Quand je lui
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