Moi, Claude
désobéissance. Mais personne ne comprit ce qu’elle voulait dire : on pensa que la douleur lui faisait perdre la raison.
Livie recommanda à Tibère de rester en communication constante avec elle et d’avancer sur la route des Balkans avec toute la lenteur possible : elle pouvait le rappeler d’un moment à l’autre. Auguste, qui l’avait accompagné jusqu’à Naples en longeant la côte, tomba malade : son estomac était dérangé. Livie se préparait à le soigner, mais il la remercia et lui dit que ce n’était rien : il pouvait se guérir tout seul. Il prit dans sa pharmacie personnelle une purge énergique, puis jeûna un jour entier. Il défendit absolument à Livie de s’occuper de sa santé : elle avait assez de soucis sans celui-là. Il refusa en riant de prendre autre chose que le pain de la table commune, l’eau de la cruche où elle buvait elle-même et les figues vertes qu’il cueillait à l’arbre de ses propres mains. Rien ne semblait changé dans leur attitude réciproque, mais chacun d’eux savait ce que l’autre avait dans l’esprit.
Malgré toutes les précautions l’état d’Auguste recommença à empirer. Il dut s’arrêter à Nola ; de là Livie fit rappeler Tibère. Quand celui-ci arriva on lui dit qu’Auguste déclinait rapidement et le réclamait avec insistance. Il avait déjà fait ses adieux à quelques anciens consuls accourus de Rome à la nouvelle de sa maladie. Il leur avait demandé avec un sourire si la farce avait été bien jouée – c’est la question que les acteurs des comédies posent au public à la fin de la pièce. Souriant aussi, mais avec des larmes dans les yeux, ils répondirent : « On ne peut mieux, Auguste. – Alors, applaudissez-moi bien », dit-il. Tibère passa trois heures à son chevet : il ne reparut que pour annoncer d’une voix douloureuse que le Père de la Patrie venait de s’éteindre dans les bras de Livie, avec une suprême parole d’affection pour lui, pour le Sénat et pour le peuple de Rome. Il remerciait les dieux de l’avoir laissé revenir à temps pour fermer les yeux de son père et de son bienfaiteur. En fait, Auguste était mort depuis un jour entier, mais Livie avait caché la chose et continué à communiquer d’heure en heure des bulletins tantôt rassurants, tantôt désespérés.
Je me rappelle fort bien comment on m’annonça la nouvelle. C’était le 20 août. Je dormais encore, ayant travaillé presque toute la nuit à mon Histoire : je trouvais plus commode l’été de travailler la nuit et de dormir le jour. Je fus éveillé par l’arrivée de deux vieux chevaliers qui s’excusèrent de me déranger mais ajoutèrent qu’il y avait urgence. Auguste était mort : l’ordre des chevaliers s’était réuni en hâte et m’avait élu comme représentant auprès du Sénat. Je devais demander en leur nom l’honneur de rapporter le corps d’Auguste sur leurs épaules. Encore endormi, sans savoir ce que je disais, je m’écriai : « Le Poison règne ! Le Poison règne ! » Ils échangèrent des regards effrayés. Mais je repris mes sens et leur fis des excuses : j’expliquai que j’avais eu un cauchemar et répétais des mots entendus en rêve. Je leur demandai de me répéter leur message, les remerciai de l’honneur qu’ils me faisaient et me préparai à exécuter ce qu’on attendait de moi. Ce n’était pas absolument un honneur, en somme, que d’être élu représentant des chevaliers. Tout le monde était chevalier à condition d’être né libre et de posséder une certaine fortune. Si j’avais été seulement normal, j’eusse déjà été sénateur comme mon contemporain Castor. On me choisissait en fait parce que j’étais le seul membre de la famille impériale qui appartînt encore à l’ordre inférieur et que ma nomination évitait les jalousies entre les autres chevaliers. C’était la première fois que j’entrais au Sénat pendant une séance. Je présentai ma requête sans bégayer, sans oublier mes mots, et sans me rendre ridicule d’aucune manière.
14
On s’était bien rendu compte que les facultés d’Auguste baissaient et qu’il n’avait plus beaucoup d’années à vivre – cependant Rome ne pouvait s’habituer à l’idée de sa mort. La ville était comme un enfant qui a perdu son père : que le père ait été un héros ou un lâche, un homme juste ou injuste, généreux ou mesquin, peu importe : c’était un père, et
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