Moi, Claude
dans leurs palais sous prétexte que l’excès de leur chagrin les empêchait de se montrer en public. Mais Tibère avait envoyé au port deux bataillons de Gardes, et averti les magistrats des régions que devait traverser le cortège d’avoir à rendre à son fils les derniers honneurs.
Quand Agrippine mit pied à terre, une foule immense l’attendait dans un silence respectueux. On plaça l’urne sur un catafalque et les officiers de la Garde la portèrent sur leurs épaules jusqu’à Rome. Les étendards étaient dépouillés de leurs ornements et les faisceaux portés la tête en bas en signe de calamité publique. La procession traversa la Calabre, l’Apulie, la Campanie. Une foule de gens se pressait sur son passage : les paysans en vêtements noirs, les chevaliers en robe de pourpre ; ils pleuraient, se lamentaient à haute voix et brûlaient des parfums aux mânes de leur héros.
Nous rencontrâmes le cortège à Terracina, environ trente lieues au sud-est de Rome. Agrippine, qui avait gardé les yeux secs et un visage de marbre et n’avait adressé la parole à personne depuis Brindisi, donna libre cours à sa douleur à la vue de ses quatre enfants orphelins. Elle cria à Castor : « Par l’affection que tu portais à mon cher mari, jure de défendre la vie de ses enfants comme celle des tiens et de venger sa mort ! C’est la suprême recommandation qu’il t’adresse. » Castor, qui pleurait pour la première fois peut-être depuis son enfance, jura de ne pas y faillir.
On demanda pourquoi Livilla ne nous accompagnait pas. C’est qu’elle venait justement d’accoucher de deux jumeaux – dont, soit dit en passant, Séjan était probablement le père. On demandera aussi pourquoi ma mère n’était pas venue. Mais Tibère et Livie ne lui permirent même pas d’assister aux funérailles. Si la grand-mère et le père adoptif du défunt étaient trop affligés pour y prendre part, c’était impossible à plus forte raison pour sa mère. Quant à eux, ils agirent sagement en ne se montrant pas. S’ils l’avaient fait, même en affectant la douleur, la populace se serait certainement jetée sur eux, et je ne crois pas que les Gardes eussent levé le bout du doigt pour les défendre. Tibère avait négligé tous les préparatifs habituels : on ne vit ni les masques familiaux des Claudes et des Jules ni l’effigie du mort étendue sur un lit ; il n’y eut ni discours ni chants funèbres. Tibère prétendit que les obsèques avaient déjà été célébrées en Syrie et qu’on offenserait les dieux en répétant les rites. Mais jamais Rome ne vit de douleur plus unanime et plus sincère que cette nuit-là. Le Champ de Mars était embrasé par les torches, et quand Castor, avec respect, plaça l’urne dans le tombeau d’Auguste, la foule qui l’entourait était si dense que bien des gens y périrent écrasés. Partout on répétait que Rome était perdue, qu’il n’y avait plus d’espoir.
Quelques jours plus tard Tibère fit proclamer que parmi le grand nombre d’illustres Romains morts pour la République, aucun n’avait été plus universellement regretté que son cher fils. Mais le peuple devait maintenant se ressaisir et retourner à ses affaires : les princes sont mortels, mais la République est éternelle. En dépit de cette proclamation, la Fête des Fous, à la fin de décembre, se passa sans aucune des réjouissances accoutumées ; le deuil ne prit fin et les affaires ne reprirent leur cours normal qu’après le Festival de la Grande Mère, en avril. Tous les soupçons de Tibère se portaient maintenant sur Agrippine. Elle vint le voir au palais le lendemain des funérailles et lui déclara hardiment qu’elle le tenait pour responsable de la mort de son mari jusqu’à ce qu’il eût prouvé son innocence et tiré vengeance de Pison et de Plancine. Il coupa court à l’entrevue en lui citant le vers grec :
Et si tu n’es pas reine, ma chère,
Crois-tu qu’on t’ait fait tort ?
Pison ne revint pas à Rome de quelque temps. Il se rendit d’abord au camp de Castor, qu’il s’attendait à trouver reconnaissant de la suppression de son rival. Mais Castor refusa de le recevoir et lui fit conseiller de se tenir sur ses gardes tant que son innocence ne serait pas établie. Enfin, il arriva à Rome avec Plancine. Ils descendirent le Tibre en bateau et débarquèrent devant la tombe d’Auguste, où ils faillirent provoquer une émeute en se
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