Moi, Claude
rien d’important. Le Sénat ne pouvait pas insister. Pison tendit les lettres à Tibère, pour montrer qu’il remettait son salut entre ses mains.
À ce moment on entendit au-dehors les grondements irrités de la foule, qu’on informait au fur et à mesure de la marche du procès. Une énorme voix rauque cria par une fenêtre : « Il peut vous échapper, seigneurs, mais il ne nous échappera pas à nous ! » On vint rapporter à Tibère que la foule s’était emparée de plusieurs statues de Pison et les traînait pour les briser jusqu’à l’Escalier des Larmes. Cet escalier était situé au pied du mont Capitolin : c’était là qu’on exposait les cadavres des criminels avant de leur planter un crochet dans la gorge pour les traîner jusqu’au Tibre. Tibère ordonna de reprendre les statues et de les replacer sur leurs piédestaux. Pison fut reconduit sous escorte.
Rentré chez lui, il s’enferma dans sa chambre ; on le retrouva le lendemain matin percé d’un coup mortel, son épée à côté de lui. Pourtant il ne s’agissait pas d’un suicide.
Pison, en effet, avait conservé la plus compromettante de toutes les lettres – écrite par Livie au nom de Tibère et au sien, mais sans le sceau du Sphinx, que Tibère réservait pour son usage personnel. Il envoya Plancine proposer cette lettre en échange de leurs deux vies. Plancine s’adressa à Livie, qui lui dit d’attendre pendant qu’elle consulterait Tibère. La mère et le fils se querellèrent ouvertement pour la première fois. Tibère était furieux contre Livie pour avoir écrit cette lettre ; Livie répliquait que c’était sa faute à lui : pourquoi ne la laissait-il pas se servir du sceau du Sphinx ? Depuis quelque temps, d’ailleurs, il se montrait insolent envers elle. Tibère lui demanda qui était Empereur, elle ou lui ? Livie répondit que s’il l’était, c’était grâce à elle, et qu’il avait grand tort de lui manquer d’égards, car ce qu’elle avait fait, elle pouvait aussi le défaire. Elle sortit une lettre de sa bourse et commença à la lire : c’était une vieille lettre écrite par Auguste pendant le séjour de Tibère à Rhodes ; il accusait son beau-fils de traîtrise, de cruauté et de bestialité et disait que si ce n’était pour sa mère, il ne l’eût pas laissé vivre un jour de plus.
— Ceci n’est qu’une copie, ajouta-t-elle, mais je garde l’original en lieu sûr. J’en ai beaucoup d’autres du même genre. Tu n’aimerais pas les voir circuler au Sénat, n’est-ce pas ?
Tibère se domina et s’excusa de sa colère.
— Évidemment, dit-il, chacun de nous tient l’autre à sa merci : il est donc absurde de nous quereller. Mais comment épargner Pison, alors que seul le crime de lever une armée pour envahir la province mérite la peine de mort ?
— Plancine n’a pas levé d’armée, elle, n’est-ce pas ?
— Je ne vois pas ce que cela vient faire ici. Pison ne me rendra pas la lettre sur la promesse d’épargner Plancine seule.
— Si tu t’engages à l’épargner, je t’aurai la lettre : compte sur moi.
Livie revint vers Plancine : elle lui dit que Tibère se refusait à entendre raison et sacrifierait plutôt sa propre mère à la haine populaire que de risquer sa peau en défendant ses amis. Tout ce qu’elle avait pu lui arracher était le pardon de Plancine en échange de la lettre. Plancine remit donc à Pison une fausse lettre de Tibère, fabriquée par Livie ; aussitôt que Pison, en échange, lui eut remis la fameuse lettre, elle lui plongea un poignard dans la gorge. Puis, tandis qu’il agonisait, elle trempa la pointe de son épée dans le sang et lui mit la poignée dans la main droite. Elle rapporta ensuite la lettre à Livie, selon ce qui avait été convenu.
Pour elle, sa culpabilité semblait mal établie. On avait bien prouvé ses rapports avec Martine et la réputation d’empoisonneuse de cette dernière ; mais on ne pouvait conclure de là que leurs rapports eussent été criminels. L’accusation n’avait même pas produit comme pièce à conviction une certaine fiole soi-disant découverte dans les cheveux de Martine : rien ne prouvait que ce fût du poison : c’était peut-être un soporifique ou un aphrodisiaque.
Bref, Plancine fut acquittée. Un sénateur proposa alors de voter des remerciements officiels à la famille du défunt héros – Tibère, Livie, ma mère Antonia, Agrippine et Castor – pour
Weitere Kostenlose Bücher