Mon Enfant De Berlin
campagne chez sa grand-mère ?
— Non, elle est partie cet après-midi en Allemagne.
La communication est immédiatement coupée. Claire raccroche d’une main toujours tremblante. Elle imagine Patrice, son humiliation, sa raideur, sa hargne à son égard. A-t-il déjà annoncé la nouvelle à ses parents ? Comme ils doivent être déçus et tristes ! Un semblant de pitié l’envahit en pensant à eux. Mais très vite un féroce instinct de survie la fait se reprendre. Tout est la faute de Patrice, il a profité de sa condition de prisonnier de guerre pour lui extorquer un engagement. Le seul tort qu’elle se reconnaisse, c’est son goût pour l’écriture. Elle n’aurait pas dû se laisser aller au plaisir d’écrire des lettres d’amour.
Les cloches de l’église d’Auteuil sonnent la demie de neuf heures, Claire reprend son cahier. Dehors, le ciel s’assombrit et une pluie très fine a commencé de tomber.
« Ce soir, il pleut, mais je suis heureuse parce que je suis libre. Je pense peu à la souffrance de Patrice qui est immense. Je suis épouvantable et je me dégoûte, mais à cela aussi, je pense peu.
Je ne suis pas encore très vieille. Je dois partir à Berlin et je peux tout espérer de la vie.
Il ne faut pas me punir, je ne savais pas. »
Claire referme son cahier bien décidée à oublier Patrice. Elle hésite à appeler sa nouvelle amie Mistou avec qui elle va partir pour Berlin. Mistou est très belle, toujours prête à faire la fête et, détail important, excellente conductrice. Les deux jeunes femmes viennent d’être affectées au groupe mobile numéro cinq chargé du rapatriement des prisonniers français en Allemagne.
La sonnerie du téléphone la fait sursauter. Claire ne veut pas prendre le risque d’entendre à nouveau Patrice. Peut-être lui a-t-on dit qu’elle était encore à Paris. Peut-être rappelle-t-il pour exiger une ultime entrevue. Celle de ce matin avait été si pénible qu’elle ne peut envisager une nouvelle discussion. Ici, elle se sait encore vulnérable, à Berlin, elle sera vraiment en sécurité.
Pour ne plus entendre la sonnerie du téléphone, elle allume la T.S.F. C’est un air de jazz que ses amis les officiers américains lui ont appris à aimer et elle reconnaît la trompette de Louis Armstrong. Comme il n’y a personne dans l’appartement, Claire monte le son au maximum, ouvre en grand les portes du salon, de la salle à manger et du vestibule et se met à danser. Elle est convaincue qu’une nouvelle vie commence, une vie inconnue, palpitante, loin de tout ce qu’elle connaît. Le nom de la ville vaincue, Berlin, résonne en elle comme une promesse.
Lettre de Claire :
« 31 août 1945
Cher papa et chère maman,
Quelle affreuse chose que Berlin ! On ne peut vraiment pas imaginer la tristesse de cette énorme ville qui n’a pas une seule maison entière. Ce qui est mille fois plus affreux, ce sont les Berlinois qui vivent dans des caves et qui meurent de faim.
J’ai déjà vu tomber un type dans la rue. Les Belges qui sont là depuis quinze jours nous ont raconté que lorsqu’elles vont dans des maisons pour des prospections, elles voient très souvent des cadavres de gens et d’enfants qui viennent de mourir. Il y a en plus une grosse épidémie de dysenterie et les gens meurent comme des mouches.
Aujourd’hui, j’ai passé ma journée dans des usines à moitié détruites à la recherche d’ouvriers disparus. J’aime mieux vous dire que cela n’a pas été rigolo.
Tout à l’heure, dans une gare de la zone russe, un soldat m’a demandé ma montre qu’il voulait échanger contre la sienne. Comme je disais non, il voulait me la payer. Heureusement qu’un autre Russe est arrivé et quand il a vu que j’étais française a dit à l’autre de me laisser tranquille.
Demain je me lève à 7 heures pour le camp d’aviation.
Je suis fatiguée et horriblement triste de tout ce que je vois. Les Berlinois n’ont presque plus l’air d’êtres humains.
Il est 11 heures. 10 heures pour vous.
Nous avons mis quatre jours pour venir ici parce que les autres conduisaient comme des pieds.
Le premier soir, nous avons couché à Liège où j’ai commencé une crise de foie. Vous imaginez combien j’ai été malheureuse. Le lendemain, par une chaleur affreuse, nous avons traversé la Ruhr. Cela a duré toute la journée car tout est détruit et défoncé et les villes succèdent aux villes
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