Mon Enfant De Berlin
insiste-t-elle d’une voix douce.
Son visage calme aux traits réguliers reflète une bienveillance qui a sur Claire des effets miraculeux. Claire se lève sans un regard au miroir pendu au-dessus du lit. Depuis son départ de Paris, elle semble avoir renoncé à tout désir de coquetterie.
Lettre de Claire :
« 15 octobre 1945
Cher papa et chère maman,
Dimanche triste et pluvieux. Ce temps va tellement bien aux ruines de Berlin que l’on ne pense pas au cafard.
Je suis partie avant-hier pour l’organisation d’un camp où devaient arriver des trains d’Alsaciens. Pendant un jour et demi nous avons débarqué, arrangé, organisé et rangé des milliers de vêtements, souliers, etc. Je suis partie hier soir à 7 heures. Le train quoique annoncé depuis plusieurs jours n’était pas encore là. J’ai roulé pendant quatre heures sans arrêt en pleine nuit. J’adore ces voyages nocturnes que toutes les conductrices détestent.
J’ai lu dans les journaux que mon papa était à Bruxelles. Comment est sa nouvelle pièce ?
Nous vivons dans une grande maison à quatre étages. Maison de fous où l’on ne peut pas s’ennuyer.
Au premier : étage des Belges et des Françaises (femmes). Bureaux, chambres, salle à manger, etc.
Deuxième : bureaux des officiers français.
Troisième : appartement du personnel de la Division des personnes déplacées.
Quatrième : plusieurs chambres dont la mienne que je partage avec Mistou. Depuis deux jours nous sommes chauffées et, depuis aujourd’hui, je peux me baigner dans ma baignoire car nous avons Mistou et moi une salle de bains.
Peut-être partirai-je demain en zone polonaise...
L’autre jour, après vous avoir écrit, j’ai eu une très grosse crise de foie avec six ou sept vomissements. J’ai heureusement pu me coucher.
Depuis, je suis assez fatiguée. Je vais beaucoup mieux aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est ma balade d’hier dans la nuit. Imaginez de rouler pendant des heures sur une route toute droite entre deux murailles de pins, dans le noir, toujours dans le noir, avec juste nos pauvres petits phares. On était seule par voiture mais en convoi : une voiture légère avec deux officiers, mon ambulance, une autre derrière et un gros camion.
Nous avons transporté des Russes et un officier russe, monté dans la voiture des officiers français, sortit son revolver et le garda à la main. Ces gens sont d’une confiance adorable !
Mais aujourd’hui, les quatre officiers français parlant russe de notre maison ont été déjeuner chez ces messieurs. Très, très bon signe.
Ici, on parle beaucoup de guerre. Mais on en parle de façon tellement simple qu’il n’est pas question d’avoir la moindre peur. Seulement, on n’a pas envie de faire le moindre projet d’avenir. Ne pas mourir trop vieux, cela simplifierait beaucoup de choses...
Je vous embrasse tous les deux avec toute la force de mon énorme tendresse. »
Claire n’a pas cédé au besoin d’en dire plus sur ses craintes, sur ce qui, ce soir, l’oppresse. Pour ses parents comme pour l’ensemble de sa famille, elle a choisi de cacher les moments d’accablement dans lesquels elle sombre, certains jours, en rentrant de mission ; de ne pas trop penser à ce qu’on commence à savoir sur les camps de concentration et l’extermination en masse des Juifs. Mais, ce soir, elle est particulièrement bouleversée par la mort d’une femme allemande, atteinte de septicémie, qu’elle n’a pas pu sauver. Celle-ci, plusieurs fois violée par les soldats de l’armée soviétique, avait tenté de se faire avorter. Comme tant d’autres. Quelques rares Berlinoises, soignées par la Croix-Rouge, ont commencé à raconter les horreurs de la prise de Berlin et de l’occupation par les Soviétiques. Claire ne comprend pas que les Alliés aient mis tant de temps avant de rejoindre Berlin, elle s’en indigne parfois auprès d’officiers français : « Pourquoi le général Eisenhower a-t-il laissé à l’Armée rouge le soin de la bataille finale ? Pourquoi personne ne s’est opposé à cette décision ? » « C’était la guerre » est à peu près la seule réponse qu’elle ait pu obtenir. Claire, au début de son séjour à Berlin, prétendait haut et fort n’avoir aucune pitié pour les Allemands, jurait qu’elle ne leur pardonnerait jamais les atrocités qu’ils avaient commises et que ce qu’ils enduraient n’était que justice.
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