Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
voyage jusqu’à Berlin fut long et monotone. Les voyageurs étaient entassés dans des compartiments qui sentaient mauvais. Le train, relique antédiluvienne que les Allemands laissaient à la disposition des Polonais, brinquebalait et cahotait péniblement.
Arrivé à Berlin, je fus pris d’une vive curiosité. Quelle était la situation réelle en Allemagne ? Je pensai que le meilleur moyen de le savoir était d’aller rendre visite à un vieux camarade de collège, Rudolf Strauch. Avant la guerre, quand j’étais attaché à la Berlin-Staats-Bibliothek, j’avais pris pension chez la famille Strauch, qui se composait de Rudolf, de sa jeune sœur et de sa mère, la veuve d’un juge. En 1937, sur mon invitation, Rudolf avait visité rapidement la Pologne avec moi.
La famille Strauch avait toujours professé des opinions profondément libérales et démocratiques et je pensais que, même maintenant, ils étaient des adversaires muets mais fermes du régime hitlérien. J’espérais que Rudolf n’était pas mobilisé car il était de santé très fragile. Je ne voulais pas manquer de me rendre compte de ce qui se passait en Allemagne. Il ne me vint pas à l’esprit que c’était courir un risque inutile et que j’allais au-devant d’une autre aventure. Tout compte fait, cette visite se présentait sous d’heureux auspices. Pourtant, je pris la peine d’échafauder une histoire vraisemblable qui me mettrait hors de soupçon en cas d’imprévu. Je raconterais que je n’avais pas pris part à la guerre, que maintenant je travaillais dans les bureaux d’une usine allemande et que, comme j’avais un congé, je voulais le passer à Paris. Le seul risque que je courais était de me voir demander mes papiers en leur présence. Dans ce cas, les Strauch découvriraient que je voyageais sous un nom différent de celui qu’ils me connaissaient. Mais j’espérais que cela ne se produirait pas ; suivant la manière dont je serais reçu, je pourrais laisser entendre que j’étais plus ou moins neutre, que je n’éprouvais aucun sentiment hostile envers les Allemands ou que je collaborais effectivement et qu’ils m’étaient très sympathiques.
À Berlin, l’horaire me laissait une heure pour prendre le train de Paris. Le suivant, qui transportait des travailleurs, n’arrivait que le lendemain. Je traînais jusqu’à ce que mon train fût parti, puis je m’approchai du chef de gare.
— J’ai manqué mon train et il faut que j’attende le suivant jusqu’à demain. J’aimerais voir un peu Berlin pendant ce temps. Est-ce que je peux sortir et revenir attendre à la gare le départ de mon train ?
Il y consentit de bon gré. Je laissai à la consigne la valise contenant le rasoir et le film, je me lavai et pris la direction de la demeure des Strauch.
Je n’eus aucune difficulté à situer leur maison, propre mais sans prétentions, qui se trouvait dans un quartier de petits-bourgeois. Je sonnai et la porte fut ouverte par M me Strauch, qui me reçut sans beaucoup d’enthousiasme. Elle appela ensuite ses enfants qui me firent à peu près le même accueil. Rudolf paraissait plus pâle et plus maigre que la dernière fois où je l’avais vu, sa sœur était devenue une jeune femme agréable, l’air assuré, mais plutôt borné.
Ils me firent entrer dans le bureau et me servirent de l’eau-de-vie et du café. Au début, l’atmosphère était assez contrainte, mais ils se détendirent quand je leur eus débité rapidement mon histoire. Ils parurent l’accepter facilement. Comme Rudolf était manifestement content lorsque j’exprimais des sympathies collaborationnistes, je mis l’accent sur cet aspect de l’histoire en reprenant à mon compte toutes les opinions types sur lesquelles Goebbels insistait dans ses discours aux Allemands et aux habitants des pays occupés.
Toute réserve disparut et Rudolf me répondit par un monologue enflammé sur le destin de l’Allemagne. Il me surprit quand il admit que les événements du front de l’Est étaient un peu décevants, mais tous ses doutes pouvaient s’évanouir en un instant par l’invocation d’une phrase magique : « Le Führer sait ce qu’il fait. »
Quand, au cours de la discussion, un problème surgissait ou qu’on mentionnait des événements comportant une possibilité défavorable au Reich, cette phrase revenait comme un refrain – le Führer les sortirait de toutes les difficultés qui se présenteraient. Ce qui
Weitere Kostenlose Bücher