Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
moitié plus long que je ne l’aurais cru. Le convoi, avec son chargement de chair torturée, vibrait et hurlait comme s’il était ensorcelé. Dans le camp, quelques dizaines de corps se tordaient sur le sol dans les dernières convulsions de l’agonie. Les policiers allemands rôdaient, leur revolver fumant au poing, et achevaient les mourants. Le camp était paisible maintenant. Seuls les hurlements inhumains venant du train rompaient le silence. Puis cela aussi cessa et il ne resta plus que l’odeur douceâtre et écœurante du sang répandu ; la terre saignait.
Je savais quelle serait la destination du train : mes informateurs m’avaient tout décrit. Il roulerait durant une centaine de kilomètres. Puis il s’arrêterait en rase campagne, et là il attendrait, immobile, patiemment, trois jours, quatre peut-être, jusqu’à ce que la mort ait pénétré dans les moindres recoins de ses wagons. Alors on ferait appel à de jeunes Juifs vigoureux qui, sous bonne garde, devraient nettoyer les wagons, extirper les cadavres fumants et entasser ce qui restait dans une fosse commune. Ils feraient cela jusqu’au jour où ils seraient, eux aussi, passagers du train de mort. Tout cela prendrait plusieurs jours. Alors le camp aurait eu de nouveau le temps de se remplir, le train reviendrait et tout recommencerait.
Je restai là, debout, regardant en direction du train maintenant invisible, quand je sentis une main sur mon épaule. C’était mon Ukrainien.
— Réveillez-vous, me dit-il brutalement, ne restez pas là la bouche ouverte, il faut vite filer ou on se fera prendre tous les deux. Allez ! vite ! suivez-moi.
Je le suivis à distance, complètement hébété. Nous arrivâmes à la porte de sortie. Il me désigna à un officier allemand et j’entendis :
— Sehr gut, gehen sie.
Et nous franchîmes le portail.
L’Ukrainien m’accompagna un peu puis nous nous séparâmes bientôt et je me retins de courir pour rentrer à la boutique. J’y arrivai hors d’haleine et dus rassurer mon épicier qui me regardait avec inquiétude. J’arrachai mes habits et me jetai dans la cuisine en fermant la porte à clé. Mon hôte paraissait de plus en plus inquiet. Quand je sortis de la cuisine, il s’y précipita :
— Qu’est-ce qui est arrivé, la cuisine est complètement inondée, s’écria-t-il effaré.
— Je me suis lavé, lui répondis-je, j’étais très sale.
— Vous deviez l’être en effet, répliqua-t-il d’un ton blessant.
J’obtins d’aller me reposer un instant dans le jardin. Je m’allongeai sous un arbre et, épuisé, tombai aussitôt dans le plus profond sommeil. Quand je me réveillai en sursaut, il faisait nuit et la lune brillait. J’étais glacé et je me traînai dans la maison où je tombai sur un lit inoccupé ; mon hôte dormait et je ne tardai pas à en faire autant.
À mon réveil, le soleil, quoique faible, me fit affreusement mal à la tête. Mon hôte me dit que je m’étais agité toute la nuit. À peine sorti du lit, je fus pris de violentes nausées. Toute la journée et la nuit qui suivit, je continuai à être pris de vomissements ininterrompus, puis je vomis un liquide rouge. Mon hôte était terrifié, mais je pus le persuader que mon mal n’était pas contagieux. Avant d’aller me coucher, je lui demandai de me procurer de la vodka ; il m’en apporta une bouteille et, après en avoir ingurgité deux grands verres, je tombai dans un sommeil qui dura trente-six heures.
À mon réveil, ma tête était moins douloureuse, je pus avaler quelque nourriture mais j’étais encore très faible. Mon hôte m’aida à prendre le train pour Warszawa.
Les visions du camp de la mort me hanteront toujours. Je ne peux m’en débarrasser et leur souvenir me donne la nausée. Plus encore que de ces images, je voudrais me libérer de la pensée que de telles choses ont eu lieu.
Avant mon départ de Warszawa, mes amis organisèrent une cérémonie d’adieu à mon intention. Le matin, je fus invité à une messe dans mon église paroissiale. La plupart de mes amis étaient fort dévots et le père Edmund clviii était un de mes plus anciens amis d’avant guerre. Il fréquentait la maison de mon frère Marian et, pendant des années, il avait été mon confesseur ; maintenant il était chapelain de l’Armée secrète à Warszawa.
Il faisait encore sombre quand je sortis pour gagner l’église ; j’ignorais tout de ce qu’avaient préparé mes amis.
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