Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
nous les aurons. Continuons à nous battre.
Le lieu de rendez-vous était une petite confiserie des alentours de la gare. Une vieille dame, que je m’attendais à y trouver, était assise au comptoir. Je m’approchai :
— Bonjour, madame, voulez-vous acheter des cigarettes ? J’en ai à vendre.
— De quelle marque ?
C’était la réponse qu’elle devait me faire.
— Des Gauloises.
— Combien en avez-vous à vendre ?
— Autant que de jours depuis le dernier orage.
Elle sourit de toute cette conversation convenue, puis, charmante et hospitalière, m’offrit immédiatement en polonais du café et des gâteaux. Elle prit des dispositions pour me mettre en contact avec des membres de notre mouvement clandestin clxi . Malgré la défaite de la France, nous avions sur son territoire les branches militaire et civile de notre organisation. Elles étaient dirigées par des officiers polonais qui n’avaient pu réussir à quitter la France en 1940, et par des Polonais établis là depuis longtemps. Ils coopéraient activement avec la résistance française clxii .
Trois jours après mon arrivée, un médecin français me fournit des papiers d’identité d’après lesquels j’étais un citoyen français d’origine polonaise. Je ne pouvais donc pas parler le français couramment puisque j’avais toujours vécu au sein des colonies polonaises du Pas-de-Calais, où je travaillais dans les mines de charbon. Il me donna également un certificat de travail allemand et un permis de conduire. Puis il m’annonça que je quitterais Paris le plus tôt possible.
Une dizaine de jours plus tard, je pris le train pour Lyon avec un ouvrier français qui devait me faciliter le passage de la frontière espagnole. Dans la maison où il me conduisit à Lyon, je fus tout étonné de rencontrer un capitaine polonais de mon école d’officiers. Comme je restais quelque temps, il eut tout le loisir de m’assaillir de questions. Heureusement, j’étais en mesure de lui donner des nouvelles détaillées de sa femme, de sa mère et de sa fille, toutes en bonne santé. Sa femme aidait sa mère et sa fille en cultivant un jardin de banlieue. Sa fille était diplômée d’une école supérieure clandestine. Il en eut les larmes aux yeux lorsque je lui dis que sa femme n’avait pas vendu un seul de leurs meubles, ni une seule de ses chemises. Elle s’était refusée à prendre des pensionnaires, de peur que le mobilier ne fût abîmé. Quand il retournerait là-bas, il retrouverait tout comme il l’avait laissé, même son fauteuil clxiii .
De son côté, le capitaine avait beaucoup à me raconter. Il avait participé dans l’armée polonaise à la campagne de France et, fait prisonnier, il s’était évadé et avait finalement rejoint la résistance française. Il était chargé de la section polonaise qui s’occupait des passages de la frontière espagnole. Il résidait à Lyon, et de là coordonnait l’action. Le séjour à Lyon avec mon ami fut fort agréable. Bien que Lyon fût occupé par les Allemands, et l’un des grands centres de l’activité antinazie, nous jouissions d’une liberté de mouvement presque absolue clxiv . Les organisations clandestines en France travaillaient dans de bien meilleures conditions qu’en Pologne. Le contact avec l’Angleterre y était plus facile et tout le travail se trouvait simplifié par le fait que les communications restaient possibles avec les pays neutres. Il me fallut convenir que la Pologne n’avait pas ces avantages-là. Nous étions sûrement le plus malchanceux de tous les peuples.
À Lyon, j’ai rencontré le plus pur et le plus authentique « enfant de la guerre » que j’aie connu. Il avait environ quarante ans, d’apparence indestructible ; il était né dans un faubourg de Warszawa, où il avait été artisan. Il vivait en France depuis 1940, aussi heureux dans le chaos de cette période de guerre qu’un poisson dans l’eau. Bon à rien professionnel, il avait été travailleur agricole, ouvrier d’usine et peintre en bâtiment. On le retrouvait dans l’armée française, puis successivement dans de nombreuses prisons ; il avait traversé le pays, de la Manche à la Méditerranée, à de nombreuses reprises, et malgré cela, dans toutes ces résidences, il n’avait appris que quelques mots de français.
Extraordinairement maigre et desséché, on l’aurait dit vidé de tout, sauf du minimum nécessaire pour continuer dans
Weitere Kostenlose Bücher