Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
l’existence à rouler sa bosse. Son visage ridé et tanné était indescriptible, drôle et attirant par la grimace constante qui relevait un des côtés de ses longues moustaches jaunes. La façon dont il se déplaçait et dont il vivait était également mystérieuse.
— Comment voyages-tu en chemin de fer ? lui demandai-je un jour, toi qui ne parles pas français et qui n’as pas un franc en poche.
Il me répondit dans le plus pur argot de Warszawa :
— Jette un coup d’œil à ça, vieux frère. C’est bon pour n’importe quel train en France.
Je regardai le bout de carton. C’était un ticket de tramway de Warszawa de 1939. Je le lui rendis en remarquant :
— C’est un charmant souvenir, mais tu ne peux pas faire un kilomètre en chemin de fer avec !
— Tu veux dire que toi, tu ne le pourrais pas, mais moi, je sais comment m’en servir.
— Et comment ?
— Eh bien ! je prends n’importe quel train et je voyage jusqu’à ce que le contrôleur me demande mon billet. Alors je lui donne celui-là. Quand il commence à rouspéter, je jargonne en six langues, aussi fort que je peux, en français, en allemand, en espagnol, en anglais, en russe et en polonais. Je connais environ dix mots dans chacune. Au bout d’un moment, il est sourd à force de m’écouter, devient fou et me jette dehors au premier arrêt. À ce moment-là, je recommence.
J’éclatai de rire.
— Tu n’as jamais d’ennuis avec ton ticket de tramway ?
— Une seule fois, un sale type de contrôleur a eu le culot de me remettre aux flics.
— Et alors ?
— Je les ai rendus fous. Je leur ai raconté en sanglotant mon histoire, dans toutes les langues, pendant trois jours. Je ne les laissais pas fermer l’œil de la nuit. À la fin, ils m’ont envoyé travailler dans une usine.
Le souvenir du travail semblait lui donner la nausée.
— Pourquoi ne pas apprendre le français ? demandai-je. Tu serais à même de mieux t’en tirer.
— Tu es fou, pourquoi diable apprendrais-je le français ? Pour succéder à Pétain ?
— Tu sais, tu n’arriveras jamais à rien. Tu devrais, pour changer, prendre un travail honnête. Ça donnerait une nouvelle orientation à ta vie.
Il me regarda, surpris et horrifié.
— Qui ? Moi ? Tu n’as pas ta tête à toi ! Dis, j’ai une bonne idée. Pourquoi ne laisses-tu pas tomber ce que tu fais, tu pourrais venir avec moi. Cela serait épatant. Tu as une bonne tête. Je m’occuperais de nous deux… Tu n’aurais pas à t’en faire.
Mes capacités intellectuelles n’avaient jamais été jugées avec une sincérité aussi peu flatteuse.
— Au revoir, dit-il, j’ai un rendez-vous.
— Au revoir, donne-moi de tes nouvelles.
Il cligna de l’œil, toucha son chapeau et partit. Quelques jours plus tard, je reçus effectivement une carte de lui. L’orthographe en était horrible, mais j’appris qu’il allait bien et que j’avais perdu une occasion unique en refusant son offre.
L’ordre arriva enfin de me rendre dans le Midi par mes propres moyens. Je devais aller voir à Perpignan un jeune couple espagnol qui avait combattu contre Franco et s’était réfugié en France. En attendant de pouvoir retourner chez eux, ils travaillaient avec la Résistance. Je les trouvai assez facilement dans une petite maison des faubourgs de la ville qui était marquée sur un plan qu’on m’avait remis. Ils devaient me donner un guide qui me ferait passer la frontière et veilleraient à ce que j’arrive à Barcelone. Là, je serais en contact avec des agents alliés qu’on avait prévenus par radio de mon arrivée imminente.
J’avais une confiance absolue dans ce jeune couple. Ils étaient tous deux ardents et enthousiastes, pleins de zèle et de sincérité dans leurs opinions démocrates. Au bout de quelques jours, ils s’excusèrent en m’apprenant qu’il y avait des difficultés. La frontière était soumise à une surveillance constante et il me fallait attendre jusqu’à ce qu’un plan sûr fût mis sur pied. Ils me déconseillaient de quitter la maison. Les jours suivants furent interminables. Mes hôtes étaient dehors la plupart du temps, et je n’arrivais pas à fixer mon attention sur les livres que je feuilletais paresseusement. À la fin, ils me mirent au courant de l’arrangement qu’ils avaient établi pour mon passage. Un guide, nommé Fernando clxv , irait avec moi. Nous aurions des bicyclettes. La lumière de ma bicyclette
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