Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
serait éteinte et je le suivrais à quelques mètres. S’il s’arrêtait et actionnait sa sonnette, c’est qu’il y aurait du danger et je me cacherais. S’il s’arrêtait sans sonner, tout serait normal, je le rejoindrais quelques instants plus tard.
Nous partîmes à la tombée de la nuit. Fernando, que j’avais à peine vu jusque-là, pédalait à cinquante mètres devant moi. Après avoir roulé un quart d’heure, j’entendis la sonnette et je vis sa lumière s’éteindre. Je fis demi-tour et retournai à la maison. Fernando revint peu après et s’expliqua calmement. C’était une patrouille allemande et je n’avais aucune chance de passer. Le lendemain, nous ferions encore une tentative en utilisant un autre système. La nuit suivante, Fernando et moi, après avoir marché environ six kilomètres hors du village, rencontrâmes deux Français qui nous donnèrent des bicyclettes et nous partîmes sur la route, plongée dans l’obscurité, en employant les mêmes méthodes que la veille. Le voyage fut couronné de plus de succès que le précédent, mais ce fut bien l’épreuve la plus épuisante que j’aie jamais connue. La lumière disparaissait continuellement dans les virages ou dans les passages particulièrement obscurs et je devais pédaler furieusement pour la voir à nouveau.
Comme ma propre lumière était éteinte, j’avais les plus grandes difficultés à me maintenir sur la route. Les ornières me faisaient dégringoler dans le fossé. Cette course à bicyclette devint pour moi une lutte folle, au fur et à mesure que je trébuchais, tombais, remontais et me jetais frénétiquement à la poursuite de la petite lumière de Fernando. Nous avions pédalé pendant environ cinquante kilomètres, quand il s’arrêta et m’attendit.
Il prit ma bicyclette et la cacha avec la sienne dans un bouquet d’arbustes. Puis il revint vers moi et me frappa sur l’épaule, plein de commisération. Je devais l’attendre jusqu’à ce qu’il ait pris contact avec un autre guide. Je m’allongeai sur la terre humide, sous un arbre, et je m’assoupis.
Fernando revint deux heures après et me tira par la manche pour m’éveiller. Le jour se levait et je frottai mes yeux endormis ; j’avais les bras et les jambes raides et engourdis.
— Avez-vous trouvé le guide ? demandai-je.
Il secoua la tête.
— Non. Vous allez venir avec moi et vous attendrez dans un bateau de pêche.
Nous allâmes à pied le long de la route, qui était en meilleur état à cet endroit. Il y avait tout un trafic matinal de voitures et de charrettes. Nous marchions tout à fait lentement. Fernando tourna dans un sentier. Il menait à la côte. Comme l’atmosphère s’était réchauffée et qu’il y avait davantage de soleil, je fus content de voir la mer. Elle était bleu clair et parsemée de centaines d’embarcations : bateaux à voiles, canots, bateaux de pêche. C’est vers un échantillon décrépit de cette dernière catégorie que Fernando me conduisait.
— Vous allez rester là, dit-il. Ne bougez pas jusqu’à ce que je revienne. Allongez-vous et que personne ne vous voie !
— Combien de temps serez-vous parti ?
— Un jour ou deux. Voici mon chandail et mon manteau. Vous en aurez besoin.
— Non, vous allez avoir froid.
— Prenez-les. J’en aurai d’autres. On vous apportera à manger.
Je rampai dans le bateau, m’allongeai, me couvris du mieux que je pus, pour me protéger du froid et des regards indiscrets, et c’est à peine si je remuai pendant plus de soixante heures. À certains moments, une main invisible m’apportait à manger et me donnait quelques boissons chaudes, thé, café, et une fois une bouteille de vin chaud que je trouvais très réconfortant. Lorsque ma position devenait intolérable, que j’avais envie de me lever et de remuer, je me calmais en me répétant ces mots : « Souviens-toi de la Slovaquie », de ce jour où j’avais décidé de ne plus laisser mon impatience influer sur mes actes.
Fernando revint, me réveilla et me présenta à mon nouveau guide, un petit homme brun et rude, aux dents éclatantes. Ce guide parlait peu français. Fernando me demanda si j’étais prêt à partir. Je lui répondis que j’étais prêt à la condition que le froid et l’humidité n’eussent pas pétrifié mes jambes. Fernando sourit et murmura quelque chose d’assez flatteur sur ma capacité d’endurance. Nous prîmes cordialement congé l’un de
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