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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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bougeaient rarement et sa tête semblait fixée dans le haut col raide et démodé qu’il portait. Un nœud papillon, de teinte voyante, ajoutait encore à son aspect étrange.
    — Monsieur le professeur, dis-je, j’arrive de Warszawa. La Résistance…
    Il m’avait regardé avec une indifférence affectée quand j’avais commencé à parler. Au mot de « résistance », il s’éloigna de moi, prit une expression absente, marcha distraitement jusqu’à la fenêtre et se mit à regarder au-dehors, en tirant sur son nœud papillon, comme s’il eût totalement oublié ma présence.
    — … m’a chargé de vous transmettre ses instructions liées au nouveau plan organisationnel, continuai-je faiblement, sans plus de succès qu’auparavant.
    Je m’arrêtai et réfléchis un moment. Puis j’allai vers la fenêtre et mis la main sur l’épaule du professeur. Il se retourna brusquement et me considéra avec colère.
    — Ne reconnaissez-vous pas votre ancien élève ? demandai-je en souriant. Ne vous rappelez-vous pas m’avoir dit de revenir vous voir, lorsque j’étais sur le point de partir pour l’étranger, en 1935 ? Je ne m’attendais pas à cet accueil !
    — Si, si, je vous reconnais, dit-il en clignant de l’œil.
    Je voyais qu’il avait encore des doutes. Il m’aimait bien autrefois, mais n’avait aucun moyen de savoir ce que j’étais devenu. Il m’examina de nouveau comme un savant essayant de classer un nouveau spécimen.
    — Je suis très occupé maintenant, dit-il sans grand enthousiasme. J’ai un cours à faire. Si vous voulez me voir, venez m’attendre à l’entrée du parc, près de l’université, dans deux heures.
    — Je vous attendrai. Je suis désolé que les circonstances m’interdisent d’assister à votre cours.
    Il sourit. J’avais, de toute évidence, réussi à dissiper quelque peu les soupçons qu’il avait d’abord nourris à mon égard, mais il ne consentait toujours pas à se livrer sur la foi de relations antérieures. Il lui fallait le temps de réfléchir. Jusque-là, pour le cas où j’eusse été un espion, il avait manœuvré fort habilement pour ne pas se trahir. Je le quittai, puisqu’il était impossible de causer avec lui avant qu’il n’eût pris une décision à mon sujet.
    Je décidai de consacrer ces deux heures à la recherche d’un ami que j’avais autrefois à Lviv. Quand on m’avait envoyé dans cette ville, je ne sais ce qui m’avait enthousiasmé le plus : l’importance politique de ma mission ou l’occasion de revoir Jerzy Jur lii .
    Jerzy avait environ trois ans de moins que moi. C’était un beau garçon, fils d’un médecin de Lviv. Il avait un teint de demoiselle (nous le taquinions à l’université au sujet de son manque de barbe), des yeux bleus et des cheveux blonds. Il était toujours vêtu d’une façon impeccable. Je l’avais connu à l’université et nous avions fait ensemble notre année de service militaire dans la même batterie d’artillerie. À l’université, il était toujours le premier de sa promotion grâce à son intelligence et à ses aptitudes, et en dépit d’une activité politique fiévreuse, rare même pour la Pologne, où il arrive souvent que les garçons et les filles de seize à dix-sept ans s’occupent de politique. Il était de ces gens qu’on traite souvent de maniaques ou de fanatiques, tant qu’ils n’ont pas réussi. Jerzy était un défenseur enthousiaste et persévérant de la démocratie. Au lycée, puis à l’université, il ne perdait jamais l’occasion d’exposer ses convictions. Aucune publication démocratique lycéenne ne paraissait sans un article de lui.
    Tout cela désolait ses parents, qui auraient préféré que leur fils préparât plus normalement sa carrière. Je me rappelle que sa mère lui reprocha un jour son activité politique devant moi. Il lui répondit en plaisantant :
    — C’est mon tempérament. Préférerais-tu, maman, que je perdisse mon temps à courir les filles ?
    La question calma sa mère qui ne craignait rien tant qu’une liaison malheureuse pour son fils. Elle connaissait ses dispositions amoureuses, et de plus, sa beauté et sa jeunesse lui faisaient comprendre la valeur de tout ce qui pouvait le préserver du plus grand des dangers. Jerzy obtint donc l’autorisation de continuer son « travail social » après les cours.
    — Ce qu’elle ignore, me dit plus tard Jerzy, alors que nous parlions des craintes de sa

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