Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
aux patrouilles soviétiques et allemandes, qui ignoraient le terrain.
Nous sortîmes de la forêt et nous nous trouvâmes au milieu de la route. Le guide nous appela doucement, et d’une voix qui exprimait le soulagement et la joie :
— Nous sommes de l’autre côté de la frontière. Vous pouvez vous reposer tranquillement, maintenant.
Nous nous jetâmes sur le sol humide, sous les arbres qui bordaient la route. Le guide nous divisa en trois groupes qu’il conduisit séparément au village voisin.
Tandis qu’il s’absentait avec les deux premiers groupes qui comprenaient surtout des femmes et des vieillards, nous attendions, serrés les uns contre les autres, tout grelottants, à la lisière de la forêt. Nous parlions peu et essayions de réparer le désordre de nos vêtements. Quand le guide revint pour nous conduire à notre tour au village, il poussa un profond soupir de soulagement.
— Une expédition de plus menée à bien, dit-il.
— Depuis combien de temps servez-vous de guide ? demandai-je, surtout pour rompre le silence lugubre qui pesait sur nous comme un suaire.
— Depuis la semaine qui a suivi la chute de Warszawa.
— Avez-vous l’intention de continuer longtemps ?
— Jusqu’à ce que Warszawa soit reconquise.
Il nous quitta au village. J’entrai dans un hôtel juif avec quatre autres hommes et une femme de notre groupe. L’hôte était un vieillard remuant, qui nous accueillit par un feu roulant de remarques spirituelles, destinées sans aucun doute à dissiper notre mélancolie. Il nous donna immédiatement les dernières nouvelles. La chute de Hitler était imminente. La Hollande avait été inondée et toute une armée allemande noyée. Un complot était en train de s’organiser en Allemagne et Hitler allait être assassiné ! La Russie et l’Allemagne étaient des ennemies mortelles et en viendraient bientôt aux coups. Après nous avoir réconfortés avec ce charmant tableau du présent et de l’avenir, il nous offrit des verres de thé brûlant, puis nous servit un peu de vodka « au prix d’avant guerre ».
Nous passâmes la moitié de la journée à l’hôtel, à écouter les histoires de notre hôte. L’après-midi, nous nous rendîmes séparément à la gare, qui se trouvait à cinq kilomètres de là, sous la conduite de la fille de l’aubergiste. Nous rencontrâmes plusieurs patrouilles soviétiques que nous saluâmes du poing, à la manière communiste, afin de ne pas éveiller leurs soupçons.
La gare était assiégée par des centaines de gens bruyants et gesticulants. Les guichets ne délivraient plus de billets, mais le marché noir faisait des affaires en or. En quelques minutes, la fille de l’hôtelier prit six billets pour Lviv. Le prochain train pour Lviv était annoncé et arriva presque à l’heure. Le voyage fut sans histoires. Il n’y eut pas de contrôle. Je m’endormis et arrivai à Lviv un peu reposé.
La gare de Lviv, que je connaissais bien, m’accueillit avec des banderoles en russe et des drapeaux soviétiques. Je me rendis immédiatement chez un professeur dont j’avais été autrefois étudiant li . Il habitait toujours la même maison, petite et sans prétention, et y vivait sous son vrai nom. Il répondit promptement à mon coup de sonnette, mais me regarda avec suspicion.
— Antoine vous salue, dis-je en détachant chaque syllabe du mot de passe. J’ai un message personnel pour vous.
Il me lança un coup d’œil circonspect, ne dit rien et me fit signe d’entrer. Je commençai à comprendre que je pourrais bien avoir des difficultés pour convaincre les gens de Lviv de mon statut. Le système clandestin de liaison était encore très imparfait et si incertain que les membres de la Résistance étaient toujours sur le qui-vive et méfiants. Le professeur, en dépit de son aspect excentrique et peu imposant, était connu pour son intrépidité et sa compétence. Il avait de bonnes raisons de ne pas découvrir son jeu prématurément. Il était même possible qu’un autre courrier fût arrivé avant moi et eût changé le mot de passe.
Il était extrêmement important de le convaincre qu’il pouvait avoir confiance en moi, car il était le chef civil de l’organisation clandestine de Lviv et lui seul pouvait mener à bien le nouveau plan.
C’était un homme petit et mince, aux cheveux gris, au profil d’oiseau, aux petits yeux couleur noisette, qui clignaient sans cesse. Les muscles de son visage
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