Monestarium
D’une voix très jeune, presque enfantine, elle pressa
l’autre :
— Claire, tu crois vraiment que
nous faisons bien ?
— Avons-nous le choix ?
(Soudain mécontente, elle poursuivit d’un ton hargneux :) Que suggères-tu ?
Que nous finissions nos jours ici, à crever sous les tâches que nous réservent
les « autres », habituées à appeler au service dès qu’elles doivent
moucher leur nez ? Que nous nous satisfaisions de ce que l’on nous a
contraintes d’accepter ? Une porte de sortie s’est entrouverte. Je
n’entends pas la rater.
— Moi non plus, Claire. Ne
gronde pas ainsi, tu m’effraies, temporisa Henriette.
Les colères de Claire la
terrorisaient. Elle connaissait leur violence. Certes, Claire ne lui ferait
jamais de mal. Cependant, à chaque nouvel éclat revenait la terreur qu’un jour
elle l’abandonne.
L’autre femme se radoucit
aussitôt :
— Je ne gronde pas, du moins
jamais contre toi. Souviens-toi… Souviens-toi toujours, Henriette, que la vie
que nous subissons nous fut imposée. S’il faut nommer des coupables, répète-toi
leurs noms, dont ceux de Jean de Valézan et de cette mauvaise carne de
Balencourt. Que son fiel l’étouffe ! Pour en revenir à Angélique, elle
peut nous servir, véhiculer les informations tronquées que nous lui fournissons.
En revanche, si elle était assez double pour nous desservir… il faudrait la
circonvenir.
Marie-Gillette d’Andremont s’était
faufilée un peu partout, fouillant, retournant huches [69] et coffres,
dressoirs [70] ,
armoires et crédences, et même les cabinets [71] et buffets [72] où l’on enfermait la vaisselle de cérémonie. Elle avait fureté dans les
dortoirs, tiré tous les volumes amassés dans la bibliothèque, bref, à
l’exclusion du palais abbatial et du logement de la grande prieure et de la
sous-prieure auxquels elle n’avait nul accès, aucun recoin n’avait échappé à sa
fouille prudente mais méticuleuse. Elle oscillait entre inquiétude et
contrariété. Où était donc passé le deuxième rouleau du diptyque ?
L’abbaye ne comptait point tant de meubles dans lesquels on ait pu le ranger ou
le cacher. Il fallait qu’elle le retrouve. Elle le revoyait, alors qu’il venait
d’être terminé. Une puissante odeur de pigments et d’huiles d’œillette et de
noix s’en dégageait encore.
Alexia avait battu des mains de
surprise, de satisfaction aussi. Sur le premier panneau, une Vierge assise sur
un rocher, diaphane et blonde, tenait l’enfant divin dans son bras droit replié
en berceau. Un sourire attendri flottait sur ses lèvres. Ses cheveux tombaient
en voile ondulé jusqu’à ses pieds. Le visage de trois quarts, elle tendait la
main gauche en direction d’un soldat en armure dont on n’apercevait qu’une
genouillère hérissée de plaques de métal. Sur le second panneau, l’homme de
guerre, équipé d’une cervellière [73] qui dépassait de sa barbute [74] ,
baissait la tête, peut-être confus du sang qui rougissait la pointe de sa
pertuisane. Alexia avait félicité Alfonso de ce qui serait sans doute son œuvre
la plus achevée. Pourtant, en dépit de la belle facture du diptyque, Alexia
regrettait que son amant n’ait pas tenu compte de ses suggestions. Elle aurait
préféré voir le guerrier en repentance, torse incliné vers la Vierge, un genou
à terre, ce qu’aurait permis la genouillère articulée de son cuissot [75] .
Quelle importance ? Leurs petits conflits ne duraient guère et se
terminaient le plus souvent par un repas fin et une nuit de fougue. Cette vie
lui manquait jusqu’à la souffrance.
Jaco le Ribleur, dit le Simple,
tendit l’oreille. Les ronflements de ses compagnons cascadaient dans la grande
salle où ils dormaient à la nuit. Il étira ses jambes et se redressa avec
précaution. Il venait d’entendre l’écho sourd des grosses panières de vivres
que l’on déchargeait avant chaque aube devant la porte de leur clos. Posant
avec prudence un pied devant l’autre, il sortit. Comme chaque nuit depuis une
semaine. S’il se faisait surprendre, les autres le massacreraient sans l’ombre
d’une hésitation. Il adressa une muette prière à ce Dieu dont il avait parfois
mis en doute la miséricorde jusqu’à sa rencontre avec le messager du comte de
Mortagne. Il ne devait à aucun prix échouer dans sa mission. Pauline serait
sauvée.
Une fois dehors, il déplia la toile
qu’il gardait appliquée sur son torse et y jeta
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