Monestarium
sévère. Elle s’y employait depuis plus de vingt ans.
L’arrivée d’Hermione de Gonvray, la
sœur apothicaire qui les visitait tous les deux jours, mit terme à ses pensées.
Le presque mutisme d’Hermione était une trêve bienvenue. L’apothicaire
s’installait devant un gobelet d’infusion, plongeant dans son coutumier silence.
Parfois, elle s’enquérait de la santé des unes et des autres, limitant ses
questions à trois ou quatre mots.
Claire leva les yeux des dalles
noires et blanches et murmura, un éclat joyeux dans le regard :
— La vilaine crapaude est enfin
partie. Nous pouvons souffler un peu. J’ai les mains gelées.
— Moi aussi, admit Angélique.
Ce n’est guère charitable, « crapaude ».
— Cependant, c’est approprié.
— Nous devrions nous taire,
chuchota Angélique.
— Pourquoi cela ? Le Verbe
est divin. Faudrait-il le dédaigner ?
Angélique se redressa et approuva,
surprise :
— Comme c’est juste. Se priver
du Verbe, c’est donc se priver de Dieu. (Se ravisant, elle tempéra aussitôt son
propos :) Oui, mais bavarder est une mauvaise distraction. On a la tête
ailleurs qu’à sa tâche et on finit par raconter des bêtises.
Un sourire illumina le visage
constellé de taches de rousseur de sa sœur.
— Vous êtes charmante. Ainsi,
vous croyez tout ce que l’on vous raconte ?
— Bien sûr. Nul ne ment, ici.
— Quelle belle confiance !
Une gêne gagna Angélique. Elle
demanda d’un ton blessé :
— Que voulez-vous dire ?
Je suis bien certaine que notre grande prieure ou notre mère ne nous mentent
jamais. Ce serait déchoir et pécher.
— Encore convient-il de définir
ce qu’est un mensonge. Se taire et dissimuler la vérité est, selon moi, une
menterie. Répéter sans réfléchir ce que l’on vous assène en vous en
garantissant l’authenticité aussi. Ne croyez-vous pas ?
— Sans doute, hésita Angélique,
que cette conversation déroutait.
Elle avait très vite été attirée par
Claire, par cette énergie que l’on sentait dans chacun de ses mouvements, par
sa brusquerie sans hargne qui lui rappelait un peu Marie-Gillette d’Andremont,
une de ses sœurs préférées de l’« autre » côté. On avait le sentiment
qu’aucun obstacle ne parviendrait jamais à décourager Claire de son but. Mais
justement, quel était son but ? À l’émerveillement d’avoir découvert si
vite une amie en une sœur, avait succédé une sorte de malaise chez la jeune
femme. S’était greffée l’acrimonie de plus en plus tangible d’Henriette Viaud à
son égard. Henriette supportait mal que son amie de longue date consacre du
temps à la gentille novice. D’abord cordiale, elle s’était vite murée dans un
silence vindicatif, se taisant et détournant le regard lorsque Angélique paraissait.
Les pesteries et les mesquines vengeances n’avaient pas tardé. Trois jours plus
tôt, Angélique avait trouvé au soir son matelas de paille glacial, trempé,
empestant l’urine. Hier, une fâcheuse limace s’était faufilée dans son bas à la
nuit. Elle ne s’en était rendu compte que lorsqu’elle avait plongé le pied
dedans. Le sourire satisfait d’Henriette lorsqu’elle avait crié de dégoût
l’avait renseignée sur l’identité de la rancunière.
Les yeux noisette qui la
dévisageaient pétillèrent. Claire poursuivit :
— Que je suis soulagée de votre
approbation. (Elle feignit de réfléchir puis :) Selon vous, serait-ce un
mensonge d’affirmer que nous sommes toutes cloîtrées quand certaines vont et
viennent hors les murs d’enceinte ?
— La tourière, bien sûr. Il le
faut puisqu’elle collecte les dons des généreux et les règlements des aumôneurs
contraints à l’ offeranda [66] par jugement de leurs fautes.
— S’il n’y avait qu’elle,
insinua l’autre femme.
— Enfin Claire, nulle ne peut
sortir, sauf ordre écrit de l’abbesse. Les servantes portières qui gardent les
huis ne le permettraient pas.
— Qui vous a dit qu’elles
sortaient par les porteries ?
Angélique la fixa, plissant le front
d’incompréhension.
— Saviez-vous, gentille sœur,
que des souterrains courent sous toute la surface de l’abbaye ? reprit
Claire.
— Qu’est cette faribole ?
Un mystère de pacotille fabriqué par des oisives en mal de frissons ?
— Ah… On croirait entendre
cette chère Hucdeline de Valézan !
La comparaison vexa Angélique qui
serra les lèvres de
Weitere Kostenlose Bücher