Montségur et l'enigme cathare
pour
que sa suivante se trompe de vase et, en compagnie de Tristan, elle boit le « vin
herbé », l’élixir d’amour, en réalité un breuvage de connaissance comme il
en existe tant dans la tradition celtique, et que les rédacteurs français de la
légende ont utilisé pour déculpabiliser la liaison de Tristan et d’Iseult. Désormais,
Tristan, qui a reconnu en Iseult l’unique dispensatrice de la Lumière, ne peut
plus vivre sans elle, ou sans son rayonnement. L’âme humaine, qui se souvient
de son appartenance au monde divin, qui prend conscience qu’elle est ange, ne
peut plus revenir en arrière. Le Cathare devenu Parfait ne peut jamais plus
renoncer à son angélisme retrouvé.
Interpréter la légende de Tristan de cette façon, ce n’est
pas prétendre qu’elle est création cathare. Elle comporte des éléments
mythologiques qui illustrent la thèse cathare, c’est tout. Et c’est sûrement
parce qu’elle pouvait revêtir cette signification que la légende a connu tant
de succès, aux XII e et XIII e siècles. Les fables ont ceci de remarquable
qu’elles peuvent servir de support à de nombreux thèmes religieux ou
métaphysiques : il suffit de modifier quelques détails tout en gardant la
trame originelle.
Car par-delà l’illustration de l’attitude du Parfait
vis-à-vis du Dieu de Lumière, on peut également comprendre l’amour de Tristan
et Iseult comme l’expression imagée de la théorie de l’émanation. La Lune n’est
rien sans le Soleil ; la lumière de la Lune émane du Soleil puisque la
Lune n’apparaît visiblement que lorsque les rayons du Soleil la frappent. Tristan,
l’homme-lune, n’existe vraiment que par son contact avec la rayonnante Iseult :
au fond, Tristan est pure émanation d’Iseult. Et qui dit émanation dit
permanence d’un lien entre l’émanant et l’émané. Les Cathares ont souvent
insisté sur ce lien sans lequel aucun espoir ne serait permis aux Anges déchus
et prisonniers. Mais comme il était impossible d’exprimer cette théorie de l’émanation
sans recourir à des images, la légende de Tristan s’est trouvée là fort à
propos. Et l’histoire d’amour masquait encore davantage le contenu hérétique du
message. Dans la même foulée, les troubadours qui chantaient la Femme idéale, la
Perfection incarnée par la Dame, c’est-à-dire la domina ,
la « maîtresse », usaient du même subterfuge. On a trop dit que les
troubadours désignaient l’Église cathare sous les traits de la Dame. Ce n’est
pas toujours exact. En effet, il n’y a pas d’Église cathare, il y a seulement
des groupes cathares qui, pour survivre, s’organisent et se hiérarchisent, mais
sans aucune intention de constituer un bloc monolithique à l’image de l’Église
romaine. Si elle est cathare, la Dame des troubadours n’est autre que la
personnification de la Lumière primordiale à laquelle chaque croyant doit
rendre un culte exclusif et passionné. D’où l’érotique si étrange que l’on
discerne à travers la Fine Amor . Mais qu’on ne
s’y trompe pas. La Fine Amor n’est pas une invention
des Cathares : ils se sont contentés de l’utiliser, exactement de la même
façon qu’ils ont utilisé les termes diocèses , évêques et diacres .
Mais cette exaltation de la Lumière, à la fois chez les
Cathares et chez les Celtes, conduit à se poser le problème du dualisme en
lui-même. Quelle que soit leur position, radicale ou mitigée, les Cathares ont
toujours été embarrassés par le rang qui était à attribuer à Satan. Le moins qu’on
puisse dire, c’est que ce rang n’apparaît jamais dans les mêmes termes selon
les différentes écoles de pensée : il est parfois fils de Dieu au même
titre que Jésus ; il est parfois Ange révolté, mais créature soumise à
Dieu ; il est également incarnation d’un principe coexistant au principe
du Bien dont Dieu est lui-même l’incarnation.
L’une des explications de la chute des Anges semble particulièrement
ambiguë : si les Anges se sont révoltés, s’ils sont tombés et s’ils ont
revêtu une forme démoniaque ou humaine, c’est, comme le fait remarquer René
Nelli, parce que, « en se perdant, ils n’ont fait que se changer en ce qu’ils étaient déjà ». Voilà
qui est en effet surprenant chez des dualistes : on a vraiment l’impression
que le Mal, que Satan donc, est contenu dans la Totalité, puisque les Anges n’ont
fait que revêtir ouvertement
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