Morgennes
face.
— Cette pierre est décidément très bizarre, dit Morgennes. Regarde, je la tourne, je la retourne, mais c’est toujours le même dessin. Comme s’il se déplaçait à la surface de la pierre pour rester perpétuellement sous nos yeux.
— Oui. Je sais. Cette pierre a bien des pouvoirs. Et mon père n’excluait pas le fait que…
— Oui ?
— Eh bien, mon père a souvent émis l’hypothèse que c’était grâce à cette pierre, et non aux herbes et épices que ton père lui avait données, que ta mère a pu tomber enceinte…
Morgennes se dressa d’un bond.
— C’est absurde ! Tout cela n’a aucun sens, et je vais te dire pourquoi. Parce que mes parents ont eu un autre enfant après moi, et qu’ils n’avaient plus la pierre ! Comment l’expliques-tu ?
— Je ne l’explique pas. Je ne suis pas du genre à chercher une explication à tout. Je crois qu’il y a des phénomènes qui n’ont ni cause ni solution. Écoute, je ne fais que te répéter les paroles mon père. J’ai pensé que ça t’intéresserait. Maintenant, dis-moi : tes parents t’ont-ils déjà parlé des circonstances de ta naissance ?
— Non. Mais je sais bien que je n’étais pas seul, dans le ventre de ma mère. J’ai toujours eu le sentiment qu’il y avait quelqu’un auprès de moi…
Il plaça sa main droite sous son menton, à l’endroit exact où se trouvait la petite marque blanche en forme de main qu’il portait au bas du visage.
— Vous étiez deux, Morgennes. Il y avait toi, et une petite fille – ta sœur jumelle. Ta naissance fut l’épreuve la plus rude de toute la carrière de mon père ; et si ma mère n’était pas morte peu après notre conversion, probablement de toute sa vie… Vous étiez deux, Morgennes, deux ! L’un de vous bloquait l’autre et l’empêchait de sortir. Pour sauver ta mère ils ont choisi de sacrifier l’un des enfants, et le hasard fit que ta sœur…
Morgennes était bouleversé. Il revoyait ses parents, sa sœur, et la petite tombe au-dessus de laquelle il avait passé tant de temps.
— Alors c’était une petite fille…
— Ils n’ont pas eu le choix, Morgennes. Et il fallait sauver ta mère…
— J’aurais donné ma vie pour elle. Pourquoi n’est-ce pas moi qu’ils ont tué ? Pourquoi ne m’ont-ils pas parlé ?
— Pour te dire quoi ?
Morgennes me regarda, un instant silencieux. Puis soudain il me dit :
— D’une certaine façon, je crois que je l’ai toujours su. Cette petite fille, ma sœur, ne m’a jamais quitté. Elle était là, auprès de moi, conclut-il en se touchant le bas du visage.
Il se releva, s’épousseta, parut reprendre ses esprits, et me demanda :
— Maintenant, dis-moi ce que tu as vu à Arras ! Parle ! Comment se fait-il qu’un jongleur émérite tel que toi ait raté un exercice qu’il avait réussi, auparavant, des milliers de fois ? Qu’as-tu vu qui t’a à ce point effrayé ?
— Morgennes, j’ai vu les morts ! Des fantômes, tu étais entouré de fantômes à Arras. Rappelle-toi, le cimetière juif… J’ai vu les tombes s’ouvrir et les morts se lever de terre. Je les ai vus s’approcher de toi, et te parler à l’oreille. Et j’ai compris, oui, j’ai enfin compris d’où te venait cette mémoire hors du commun : Morgennes, ce sont les morts qui te soufflent ce qu’ils savent. Ce sont les morts qui se souviennent avec toi. Et tant que les morts seront là, tu n’oublieras pas. Et tant que tu te souviendras, les morts resteront. Morgennes, en vérité, tu n’as jamais retraversé… Tu es toujours de l’autre côté. Avec les morts.
— Y avait-il des visages ? Qui as-tu vu ?
— Les morts, les morts. Mais il y en avait deux, en particulier, qui se tenaient auprès de toi. Si près qu’on aurait pu les confondre avec toi, mais non… Un homme d’une quarantaine d’années, qui te ressemblait en plus vieux… Et une petite fille. Quel âge avait-elle ? Oh, dans les quatre ou cinq ans.
— Ma sœur !
— Belle, blonde comme les blés, et des yeux… Ils étaient bleus, mais avaient ton regard. Ton père était à côté d’elle.
— Il n’y avait pas ma mère ?
— Je ne crois pas. Peut-être est-elle encore en vie ?
Morgennes entrouvrit les lèvres comme pour dire quelque chose, mais ne parvint pas à articuler quoi que ce soit. S’il avait été un poisson, je crois qu’aucune bulle ne serait sortie de sa bouche.
— Tu es juif, lui
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