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Morgennes

Morgennes

Titel: Morgennes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: David Camus
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avez encore faim.
    Sa générosité, mais également le calme et le courage avec lesquels il faisait face, me firent prendre une étrange décision. Par acquit de conscience, je lui demandai :
    — Savez-vous quel est ce jour, pour les chrétiens ?
    — Non.
    — Je m’en doutais ! Eh bien sachez que c’est aujourd’hui « Jour de Jeûne », car c’est le « Saint Vendredi », où l’on doit pleurer ses péchés et adorer la croix. Ce même jour fut vendu pour trente deniers, puis crucifié, « Celui Qui Fut Pur De Tout Péché » !
    — Je ne suis pas bien sûr de comprendre…
    — Je vais peut-être vous étonner, mais moi non plus !
    À sa grande surprise, je sortis de ma besace une burette emplie de vin de messe, suivie de son cortège d’hosties. J’y ajoutai un quignon de pain, deux œufs de Galline (frais de ce matin) et un bout de saucisse, qui formaient le reliquat de mon dernier repas.
    — Mangez ! Régalez-vous !
    Hosties, vin, pain, œufs et saucisse disparurent en moins de temps qu’il ne m’en faut pour vous le dire dans le gosier de Morgennes, qui me demanda aussitôt :
    — Il vous reste de l’hostie ?
    — Je vous ai donné tout ce que j’avais !
    Morgennes eut un sourire, s’essuya la bouche d’un revers de main, et déclara :
    — D’accord pour venir à Beauvais avec vous.
    Puis, contemplant d’un air triste les sombres bois qui l’environnaient :
    — Ici, ma tâche est terminée.

5.
    « Chacun exhalait une plainte amère et pénible en voyant des parents ou des amis estropiés ou mutilés, charriés par la rivière. »
    ( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Cligès. )
    Morgennes tremblait. Il avançait à petits pas, et se tenait à la balustrade de pierre qu’il avait élevée lui-même. En le voyant revenir du côté verdoyant de la rive, celui par où j’étais arrivé, je repensai à cette histoire : « Il était une fois un soldat qui avait renoncé au métier des armes pour l’amour d’une femme. Cela s’était passé il y a longtemps, en Terre sainte, et ce soldat était rentré chez lui, sa bien-aimée au bras. Mais comme elle était juive et qu’il était chrétien, on avait vu leur relation d’un mauvais œil. Et ils avaient dû s’enfuir, pour vivre au plus profond de la forêt, au bord d’un fleuve réputé infranchissable. Plusieurs années s’étaient écoulées, durant lesquelles leur amour s’était renforcé. Ils auraient pu être heureux, s’il n’y avait eu cette ombre, planant au-dessus d’eux : ils n’arrivaient pas à avoir d’enfants. Alors le soldat avait retraversé la mer, et s’était mis en quête d’une poignée d’herbes magiques dont sa femme lui avait parlé. “Ces herbes me rendront fertile”, lui aurait-elle dit… » D’après mon père, de qui je tenais cette légende, le soldat avait réussi à trouver les herbes et à les rapporter à sa femme. Mais Dieu n’en avait pas fini avec eux, et un drame effroyable les avait frappés en ne leur permettant d’avoir ce qu’ils désiraient le plus qu’au prix de ce qu’ils désiraient le plus…
    Je m’interrogeai. Morgennes était-il l’enfant rescapé de ce couple ? En cet instant, il me faisait plutôt penser au soldat de l’histoire : un homme s’efforçant d’atteindre un but que Dieu avait placé suffisamment loin de lui pour qu’il ne l’atteigne jamais, mais suffisamment près pour qu’il l’ait constamment sous les yeux.
    Je me rendis compte alors que Morgennes était toujours au milieu de son pont. Je m’approchai de lui et lui offris mon aide. Qu’il accepta. Il était comme statufié, incapable de détacher son regard d’une eau où il croyait voir se tordre les formes des siens, fantômes à la silhouette dessinée par les remous du fleuve.
    — Fermez les yeux, lui dis-je. Je vous tiendrai la main.
    Morgennes obtempéra, ferma les yeux et se laissa guider. Puis, quand nous eûmes atteint l’autre rive, je lui dis :
    — Vous pouvez les rouvrir.
    Il regarda autour de lui, à la manière de ces gens qui cherchent à reconnaître un ami d’autrefois dans les traits d’un vieillard.
    — C’est un échec, me dit-il.
    — Comment ? Mais je croyais que… Vous avez réussi. Vous avez traversé.
    — Peut-être. Mais ce n’était pas ce que je voulais. Ce que j’aurais aimé, c’est qu’ils puissent traverser, eux.
    —  Eux ? Mais qui ?
    — Mon père. Ma sœur. Et même ma mère, qui a dû rester de ce côté…

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