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Morgennes

Morgennes

Titel: Morgennes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: David Camus
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s’aperçoit que j’ai accepté dans nos rangs un acolyte âgé d’une quinzaine d’années, et qui en plus ne sait ni lire ni écrire, c’en est fait de nous !
    — « Bientôt venir nous visiter » ? C’est-à-dire ?
    — Dans six jours.
    Je lâchai un soupir. Impossible de rien faire en six jours…
    — Cela me laisse amplement le temps, dit Morgennes.
    — De quoi ? demandai-je.
    — D’apprendre le latin !
    Poucet le prit au mot :
    — Je te donne cinq jours. Et dans cinq jours, si tu parles latin comme Chrétien et moi, je t’accepte parmi nous !
    — Donnez-moi un bon professeur, et dans trois semaines, en plus de le parler, je le lirai et l’écrirai !
    Poucet le regarda comme s’il était fou, puis se tourna vers moi :
    — Enseigne-lui tout ce que tu sais.

6.
    « En lui, le bois tenait les promesses de l’écorce. »
    ( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Cligès )
    Morgennes avait dit vrai. Car avant de se détériorer dans des circonstances qu’il me faudra vous raconter plus tard, sa mémoire était prodigieuse. Pas une piqûre d’abeille, pas un tremblement de lumière, pas un chuintement de métal chauffé au rouge, et plongé dans une bassine d’eau froide, dont il ne conservait le souvenir, précieusement enfoui en lui. Morgennes était déconcertant, au point d’en paraître inhumain. C’était du moins ce qu’il m’avait semblé lors de notre rencontre. Sentiment que plusieurs jours passés à le côtoyer confortèrent. Nul n’était de son époque. Morgennes, à mes yeux, était un être solitaire – pas au sens où on l’entend généralement, plutôt dans le sens où il avait toujours l’air de se situer en un autre temps, une autre époque –, peut-être de l’autre côté de son fleuve. Comme s’il ne l’avait jamais réellement traversé.
    Ajouté à sa capacité de travail, et à trois jours et nuits passés ensemble à étudier conjugaisons et déclinaisons, vint le matin où il put entonner Te Deum et Ave Maria sans qu’on puisse faire la différence entre sa façon de chanter et celle d’un vieux moine. L’entretien avec Poucet fut à peine une formalité, et Morgennes reçut sa tonsure.
    Quatre jours avaient suffi pour faire de lui un religieux – du moins en apparence. Mais c’était tout ce qu’on lui demandait.
    Car il était entré à Saint-Pierre de Beauvais plus comme un goupil dans un poulailler, pour se remplir l’estomac, que pour se soumettre au grand dieu des poulets. Comment le lui reprocher ? Morgennes était loin d’être le premier à agir ainsi. (J’étais bien placé pour le savoir.) À cette époque, nombre d’oblats – d’ailleurs appelés « nourris » – étaient confiés aux bons soins de l’Église, leur famille n’arrivant pas à subvenir à leurs besoins.
    Même le père Poucet aimait raconter comment, quand il était petit, ses parents l’avaient plusieurs fois abandonné dans la forêt, avec ses frères, parce que en ces temps de guerre la famine rôdait.
    Cependant, outre la faim, le droit d’aînesse, la paresse, une extrême laideur, l’idiotie, voire – pourquoi pas ? – un formidable élan religieux expliquaient l’extraordinaire afflux de candidats qui se pressaient aux portes de nos monastères, églises et abbayes. Les églises étaient forcées de refuser du monde, ou bien de s’agrandir – ce qui était le cas à Saint-Pierre de Beauvais. Enfin, le matin de la visite de Grosseteste, Poucet – que la présence de Morgennes ravissait – me prévint :
    — S’il nous pose la question, nous lui dirons que Morgennes a douze ans !
    Précaution inutile, car l’évêque ne vint pas. Prétextant un rendez-vous à la cour de Marie de Champagne, il remit sa visite à plus tard, et de plus tard à jamais.
    Morgennes était des nôtres.
    Un jour, alors que je me réjouissais de le voir apprendre si facilement à lire et à écrire, je l’interrogeai :
    — Es-tu content de tes progrès ?
    — Oui et non, me répondit-il.
    — Comment cela ?
    — J’apprends bien, il est vrai. Et j’en suis content. Cependant…
    — Oui ?
    — Ma place n’est pas ici, et tu le sais.
    Il avait raison. Je le savais, oui. Mais j’étais trop aveuglé pour l’admettre. Puis notre conversation prit une autre tournure, au cours de laquelle je devais mieux mesurer l’étendue des prodigieuses facultés de Morgennes, et du destin qui l’attendait. Comme il avait l’air soucieux, je lui

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