Morgennes
ses membres. Ses yeux outrageusement maquillés paraissaient ceux d’un fou, et tout en lui donnait cette étrange sensation d’être transparent, comme s’il n’avait plus que quelques jours à vivre, ou ne vivait déjà plus depuis longtemps.
C’était un être qui ne comptait pas.
Un symbole, une idée.
Ainsi, conformément à l’usage, al-Adid ne parla pas de toute la cérémonie. Ce fut Chawar qui s’exprima pour lui. Mais ce qui ressortit de leurs entretiens, c’est que l’Égypte acceptait la protection des Francs. Et s’engageait à lui verser, chaque année, un impôt de cent mille pièces d’or. Chawar était aux anges et souriait de toutes ses dents. Ses manigances avaient réussi.
L’Égypte était à l’abri des sunnites de Damas, et les Grecs étaient restés à Byzance. Les Francs, enfin, lui apportaient leur protection sans le gêner en rien. C’était parfait !
Des fonctionnaires, tous coptes, assis à même le sol, une dalle de pierre posée en travers des genoux, prenaient en note tout ce qui se disait. Morgennes remarqua que de temps à autre l’un d’eux levait les yeux dans sa direction, sans cesser d’écrire. On aurait dit qu’il voulait lui signifier quelque chose, mais Morgennes ne voyait vraiment pas quoi.
Enfin, lorsque l’accord diplomatique fut scellé, oralement, et qu’Amaury eut annoncé qu’il avait donné l’ordre aux Templiers Galet le Chauve et Dodin le Sauvage de demeurer au Caire afin d’y prélever l’impôt promis, se produisit un événement que jamais, en plus de quatre mille ans, l’Égypte n’avait connu.
C’est que l’humanité n’avait jamais eu auparavant de roi comme Amaury. Car s’il accordait une certaine valeur aux promesses faites oralement et aux contrats signés (quoique un peu moins à ces derniers), il n’accordait sa confiance qu’à ceux qui s’engageaient physiquement avec lui.
Quand Amaury proposa aux Égyptiens de sceller leur accord « par une franche et virile p-p-poignée de main », ils furent tout simplement abasourdis et crurent qu’il plaisantait.
C’était mal le connaître.
Amaury s’avança vers al-Adid, qui eut des tressautements des paupières pareils à ceux des vieilles courtisanes qui veulent se faire passer pour vierges. Comment ? Toucher le calife ? Le Dieu sur terre, ou presque ? Impensable !
Mais Amaury insistait. Il se tenait, une jambe en avant, posé à quelques pouces seulement du trône du calife, le buste penché, la main droite tendue vers al-Adid, un grand sourire aux lèvres.
— S’il ne me la serre p-p-pas, je repars !
Les Égyptiens débattirent dans un adroit mélange de gestes indignés et d’expressions offusquées. Chawar, de son côté, fit valoir l’extrême état d’insécurité dans lequel se trouvait l’Égypte, et combien il était important de ménager les Francs – qui avaient chassé les armées de Nur al-Din.
Finalement – ce qui était déjà une immense concession –, al-Adid consentit à prendre dans sa main gantée de soie la main du roi.
Mais Amaury refusa vertement, arguant :
— Seigneur, la foi n’a pas de d-d-détour. Dans la foi, les moyens par lesquels les p-p-princes ont coutume de s’obliger doivent être nus et ouverts, et il convient de lier et délier avec sincérité tout pacte engagé sur la foi de chacun. C’est pourquoi, ou tu d-d-donneras ta main nue, ou nous serons réduits à croire qu’il y a de ta part mensonge ou peu de p-p-pureté.
Les Égyptiens semblaient sur le point de perdre patience, mais Galet le Chauve eut la bonne idée de faire cliqueter son épée sur sa cotte de mailles, et tout rentra dans l’ordre. Non sans rire, afin de donner le change et faire comme s’il s’agissait d’un jeu, le jeune al-Adid retira son gantelet de fine soierie, et une main d’une blancheur de craie apparut à la vue de tous. Les Égyptiens baissèrent les yeux pour ne pas la voir, mais Amaury l’empoigna et la serra vivement tout en récitant à voix haute les termes de leur pacte, et en exigeant que le calife les répète après lui.
Puis, satisfait, il se recula, et rejoignit les siens.
Gloussant, minaudant, le calife donna l’ordre qu’on apporte les cadeaux qu’il avait prévus pour les Francs, et remit son gant. Alors, une procession d’eunuques noirs s’avança dans la salle, chacun portant un plateau d’or où étaient disposés divers objets précieux et de magnifiques bijoux. Amaury, pour sa part,
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