Morgennes
s’en trouvait jadis à Alexandrie. La bibliothèque de Saint-Pierre de Beauvais était la plus riche d’Europe derrière celle du Vatican – que nous nous apprêtions justement à aller visiter après le festival.
Où notre vie changea du tout au tout.
7.
« Grande était la joie dans la salle. Chacun démontrait ce qu’il savait faire. celui-ci sautait, celui-là culbutait, cet autre faisait des tours de magie, l’un sifflait, l’autre chantait, celui-là jouait de la flûte, cet autre du chalumeau, un autre de la viole et un autre encore de la vielle. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Érec et Énide. )
Jouant des coudes aux abords d’Arras, puis des pieds et des mains dans ses rues encombrées, Morgennes et moi nous frayâmes un chemin en direction d’une taverne où descendaient les concurrents.
— Tu verras, lui dis-je avant d’entrer dans la salle enfumée, il n’y a pas de compagnie plus agréable que celle des poètes. Toujours le mot pour rire ! Jamais une violence, sinon du bout des lèvres…
— Après toi, me dit Morgennes, m’imitant à le précéder.
L’auberge était – comme il se doit – bourrée à craquer.
Du plafond pendaient tellement de faisans qu’on aurait dit qu’il en pleuvait. Oies et canards défilaient bravement sur des plats, brandis à bout de bras par une armée de gâte-sauces. Le moindre espace était occupé. Quand ce n’était pas par une table, c’était par un tabouret. On ne voyait pas de banc, mais dix paires de fesses. On étouffait ! On rissolait ! Des invités trop cuits, portés par leurs amis, croisaient en sortant de délicieux rôtis. Des tonnelets de bière faisaient office de cruchons, et des cruchons de gobelets. Et ça huchait, et ça criait. Ça stançait et se mesurait à coups de vers, entrelardés de rimes. « Tu m’envoies un huitain ? Je réplique en douzain ! »
— Que c’est beau, dis-je à Morgennes. Quelle ambiance !
— Voulez-vous qu’on la plume ? demanda une serveuse en m’arrachant Galline.
— Ce n’est pas pour manger ! m’écriai je en la reprenant.
— Alors fichez-moi le camp ! Ici, on dîne !
— Laissez ! Monsieur est avec moi, et son ami aussi, fit une voix que je connaissais bien, celle du vainqueur du précédent concours.
— Gautier d’Arras !
Je n’osai cependant l’étreindre. Avec un regard étrange il me lança :
— J’ai terminé mon œuvre ! Et toi ?
Je me tapai la poitrine, à l’endroit où j’avais glissé les premières feuilles de Cligès, mon manuscrit, et répondis :
— Elle est là.
— Asseyons-nous, buvons ! Je vous invite, fit-il en nous poussant vers un banc.
Et nous voilà coincés entre quelques poètes de ma connaissance. Jaufré Rudel, enfin rentré de Terre sainte qui ressemblait à une outre séchée au soleil et dont les chétives et lamentables chansons évoquaient celles des vieilles porteuses d’eau. Marcabru, qui nous venait de Gascogne autrefois surnommé « Pain perdu » et dont la voix rappelait celle d’une grenouille enfermée dans un pot. Juste à côté de lui était assis son compère Circamon, dont le nom venait du fait qu’il avait peut-être fait le tour du monde. De lui je n’avais rien à dire, sinon qu’il fallait débourser une demi-pougeoise pour louer ses services et qu’il chantait comme s’il souffrait d’une rage de dents.
— Bonjour à vous, fis-je en les saluant de la main.
— Soir et matin nous devrions, si nous étions sages, nous laver, je vous l’assure, dit Marcabru en se pinçant le nez.
— Que dites-vous ? demanda Morgennes.
— Soyez tranquille, expliqua Rudel. Il répète sa chanson.
— Comment se nomme-t-elle ?
— Le Chant du lavoir, répondit Circamon.
— Qu’en pensez-vous ? me demanda Marcabru.
— Je n’en ai pas assez entendu pour avoir un avis.
— Le mien est fait, dit Morgennes.
— Ah oui ?
— Je suis d’accord avec vous. Soir et matin nous devrions, si nous étions sages, nous laver… C’est on ne peut mieux dit !
Et de se boucher le nez, lui aussi.
— Buvons plutôt ! dit Gautier en agitant le bras pour héler un corne-vin.
Une barrique nous fut portée, où nous plongeâmes nos hanaps. Un nouvel invité s’était joint à nous. Béroul ! Quatre ans plus tôt, il n’avait pas tari d’éloges sur mon Histoire du roi Marc et d’Yseut la blonde, m’assommant de questions, m’interrogeant sur mes sources. Je le saluai
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