Morgennes
je ne comprends pas…
— C’est ta tête ? Elle te fait mal ?
— Je ne sais pas…
Morgennes me regarda, l’air désolé.
— Ça va mieux, dis-je.
C’était un mensonge. Évidemment. Mais je ne voulais pas l’inquiéter. Aussi lui laissai-je croire qu’il s’agissait des conséquences de la bagarre d’hier, quand je savais que cela remontait à plus loin.
Depuis plusieurs semaines, déjà, j’avais très mal au ventre.
Pourquoi ? Je n’en savais rien. Mais je décidai de ne plus y penser, préférant me concentrer sur la fête du Puy et sur le numéro de jonglage que j’avais mis des mois à préparer. Lui, au moins, personne ne me l’avait volé.
9.
« Les mauvais juifs, dans leur haine (on devrait les tuer comme des chiens), firent leur mal et notre bien quand ils le mirent sur la croix. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Perceval ou le Conte du Graal. )
— Le Puy n’aura plus jamais lieu ici, annonça Grosseteste.
Une rumeur d’indignation parcourut la foule, qui ne comprenait pas pourquoi l’évêque parlait ainsi. Depuis qu’il existait, le concours s’était toujours déroulé à l’intérieur de l’abbaye de Saint-Vaast. Alors pourquoi changer ?
— Toutes les œuvres ne sont pas bonnes, déclara l’évêque. Certaines colportent des menteries. Pire, beaucoup se moquent de Dieu et de ses serviteurs ! Vous comprendrez que je ne puis les accueillir ici, sous le pieux regard de saint Vaast.
Une vague de protestation s’éleva de la foule vers l’évêque.
— Mes chers enfants, calmez-vous ! Je ne vous prive pas de concours ! Je ne fais qu’en changer l’écrin !
— Pour où ? cria une voix.
— Un peu de patience, fit l’évêque. Je vais vous expliquer, et je suis sûr que ça va vous plaire !
Morgennes et moi échangeâmes un regard. Comme le reste de la foule, nous étions impatients d’entendre son explication.
— Saint Vaast, reprit Grosseteste avec un geste en direction de l’abbaye, avait jadis chassé les loups et les ronces qui s’étaient emparés de cette église. Eh bien, à mon tour d’en chasser les loups et les ronces d’aujourd’hui, qui ont noms jongleurs et trouvères !
— Il n’aime pas les jongleurs ! sifflai-je entre mes dents.
— Et alors ? demanda Morgennes.
— C’est un peu embêtant. J’avais prévu un numéro qui… Mais tu verras bien ! C’est une surprise.
— En conséquence de quoi, poursuivit Grosseteste, le concours aura lieu dans le cimetière !
Un grondement de désapprobation traversa la foule.
— Le cimetière juif, précisa l’évêque.
Salve d’applaudissements. Hourras, bravos ! Des gens sifflaient entre leurs dents, portaient leurs doigts à la bouche et sifflaient encore plus fort.
Le sang me montait aux joues. La tête me tournait. Je me sentais mal.
— Allons-nous-en, dis-je à Morgennes.
— Le cimetière juif, mais pourquoi ? Je ne comprends pas…
Un homme, qui portait un enfant sur son dos, lui expliqua :
— Parce qu’il est grand et bien situé. On peut s’asseoir sur les tombes. On sera au frais. Et on ne dérangera personne. Enfin, personne d’important !
L’individu s’éloigna vers la synagogue, à côté de laquelle se trouvait le cimetière juif.
— Que faisons-nous ? On le suit ? demanda Morgennes.
Mais je ne l’écoutais pas.
— C’est toujours pareil, dis-je. Dès qu’il s’agit de s’en prendre à quelqu’un, c’est au juif qu’ils s’en prennent ! N’en sont-ils donc pas las ?
— Mais le concours… Vas-tu laisser gagner Béroul ? Gautier d’Arras ?
Je ne savais quoi répondre. Baissant les yeux vers Galline, je m’interrogeai : « Une poule en vaut-elle la peine ? Et si j’arrive deuxième, une fois encore ? Et quand bien même je finirais premier, puis-je participer à ça ? »
Quelques étudiants nous dépassèrent en riant.
— Quelle bonne idée ! s’écria l’un d’eux.
De colère je lançai :
— Ah bon ? Tu trouves ? Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de bien à organiser un concours dans un cimetière !
— Ce n’est pas pire que dans une église, répliqua un autre.
— Et puis, de toute façon, je parlais d’autre chose, me dit celui que j’avais pris à partie.
— De quoi parlais-tu ? lui demanda Morgennes.
— De la récompense ! répondit l’étudiant, les yeux brillants. Cette année, elle sera…
— Exceptionnelle ! dit un deuxième
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