Morgennes
chaleureusement, et lui dis :
— Tu vas être déçu… Car j’ai changé de sujet. Mais tu n’étais peut-être pas venu pour m’écouter, n’est-ce pas ?
— Non pas ! Je viens pour concourir !
— Avec quel chef-d’œuvre ?
— Tristan et Yseut, le mien !
Il me fit un grand sourire, et mon geste s’arrêta, à mi-chemin de ma bouche et du tonnelet de bière.
— Comment l’as-tu écrit ?
— Octosyllabes à rimes plates.
— Comme moi… Quelles sont tes sources ?
Il me les cita.
— Ce sont les miennes !
— Les miennes aussi ! répliqua-t-il.
— Allons, messieurs ! Ne vous disputez pas ! s’interposa Gautier d’Arras.
— Il m’a volé !
— Jamais de la vie !
— Je t’interdis de concourir !
— Tu n’en as pas le droit !
— Messieurs, un peu de retenue !
— Voleur !
L’insulte contenait certainement un peu de vérité, car Béroul m’envoya son poing dans la figure. J’en demeurai interdit, me demandant ce qui m’arrivait. Malgré tout, nous aurions pu en rester là si Morgennes n’avait pas bondi sur Béroul pour lui rendre son coup, d’abord au visage, ensuite sur toutes les parties du corps.
— Messieurs ! Contenez-vous ! piailla Gautier d’Arras.
— Dieu veut épurer à son lavoir les hardis et les doux, marmonna Marcabru, avant d’abattre son hanap sur la tête d’un poète qui s’attaquait à Morgennes par-derrière.
Et Gautier de plonger dans la mêlée, en essayant de m’arracher à Béroul auquel je venais, dans un éclair de lucidité, de prendre son manuscrit.
— Chrétien, me lança-t-il en m’enserrant le corps, ce n’est pas ainsi que l’on vainc !
— Et ce n’est pas comme ça non plus ! fit quelqu’un en le ceinturant à son tour. Les tricheurs, dehors !
Je ne saurai jamais à qui je dus cette généreuse intervention. Peut-être à un admirateur. Quoi qu’il en soit, le manuscrit de Béroul m’échappa pour s’en aller voler parmi les convives – qui l’émiettèrent en une dizaine de feuillets. Certains retombèrent en planant vers la cheminée, d’autres furent tachés de bière, une poignée se ficha dans autant de chapeaux, quittant ainsi l’auberge. Comme chacun défendait son voisin, que celui-ci attaquait celui-là et celui-là un autre, vint rapidement le moment où tout le monde s’entrebattit. La tenancière de l’établissement, inquiète pour ses meubles, lança une série d’horions, signal pour ses marmitons de nous ficher à la porte. Alors les poètes, un instant divisés, unirent leurs rangs, offrant un front commun aux soldats des cuisines. Insultes et coups de poing, coups de pied et injures. Je crois qu’un escabeau m’aurait tué si la Providence n’avait pas fait de cette heure celle que l’évêque Grosseteste réservait aux poètes. Venu nous visiter, il fit irruption dans l’auberge accompagné de ses gens d’armes, que quelques combattants crurent bon de baptiser à coups de tonnelets de vin.
— Que vois-je ? éructa Grosseteste. Deux tonsurés ! Des poètes, une rixe ! Aux arrêts !
Et la garde chargea, donnant à Morgennes l’occasion de s’illustrer. Il avait pris dans l’âtre une broche, et s’en servait comme d’une épée. Il faisait de tels moulinets qu’il envoya voler tous les poulets qui s’y trouvaient fichés, sommant les gens d’armes de ne point approcher s’ils ne voulaient pas succéder aux volailles. Mettant à profit ce répit, plusieurs poètes déguerpirent, non sans se demander s’il n’y avait pas quelque poème à composer sur cette histoire de gens d’armes et de poulets…
Quand tout fut terminé et que Morgennes eut rendu les armes, Grosseteste voulut qu’on lui explique.
— Pourquoi cette bagarre ?
On ne sut quoi répondre.
— Voilà bien les poètes, dit l’évêque. Aussi aptes à s’exciter les uns les autres qu’à détourner la foule du Seigneur !
Comme Grosseteste se tournait vers nous, les seuls clercs de l’assemblée, je dis en levant la main :
— Pax in nomine Domini !
— Pax in nomine Domini ! répliqua Grosseteste.
Et il s’en alla.
— Décidément, dit Morgennes, sa visite n’aura pas duré longtemps. À peine plus que celle qu’il ne nous fit pas, à Saint-Pierre de Beauvais, voici quatre ans…
— Quatre ans, déjà ? dis-je en palpant ma robe de bure. Oh mon Dieu !
— C’est vrai, dit Morgennes. Le temps passe vite, c’est
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