Morgennes
effrayant !
— Je ne parlais pas de ça !
— De quoi alors ?
— Cligès a disparu !
Sur ce, je perdis connaissance.
8.
« Vous apprendrez pourquoi au moment opportun. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Yvain ou le Chevalier au Lion. )
— Où suis-je ?
— Dans une chambre, à l’auberge. Repose-toi. Le concours a lieu demain. Il faut prendre des forces.
Des forces ? Le concours ?
— Mais de quoi parles-tu ?
— Reste tranquille ! me dit Morgennes en m’obligeant à rester allongé sur ma paillasse. Dors !
La tête me tournait.
— Par la langue de Dieu ! Que m’arrive-t-il ?
— Tu as reçu un mauvais coup.
— Ça y est ! Ça me revient ! Mon manuscrit ! Cligès ! C’est certainement Gautier d’Arras qui me l’a volé !
— Et si c’était Béroul ?
Dépité, je me pris la tête entre les mains.
— Comment faire pour gagner ?
Tout à mes contusions, je me frottai le crâne, enfoui sous un épais entrelacs de bandages. Par chance, les chirurgiens n’y avaient pas touché – la prévôté ayant refusé de prendre en charge leurs émoluments, au prétexte que nous n’étions pas pour rien dans la bagarre qui avait éclaté. Déclarant qu’ils n’œuvreraient pas s’ils n’étaient pas dédommagés, les practici s’envolèrent vers de nouvelles victimes. Ce n’était pas pour me déplaire. Car on ne comptait plus le nombre de patients qui, pris en charge par ces doctes savants, rendaient l’âme le soir, quand ils s’étaient réveillés le matin l’estomac simplement barbouillé.
— Tout est fini !
— Mais non, dit Morgennes. Je suis là, moi…
Et de se taper le front du bout du doigt.
— Tu connais mon œuvre ?
— Cligès est ici ! Et là aussi, me dit-il en posant l’autre main sur son cœur. Tout entier !
— Alors, ce serait toi qui concourrais ?
— Si tu n’y vois pas d’inconvénient.
— Bien sûr que non ! Peu me chaut de gagner, moi, pourvu que Cligès l’emporte et que Béroul et Gautier perdent !
C’est alors qu’un souvenir me revint. Celui de Morgennes maniant une broche sans se soucier d’être brûlé.
— Ta main, dis-je. Fais voir !
Je pris sa main dans la mienne, la tournai et la retournai. Rien ! Elle était indemne !
— Incroyable !
— Qu’y a-t-il d’incroyable ? demanda Morgennes.
— Ta main n’est pas brûlée ! Il n’y a pas la plus petite cloque ! À peine une trace de suie !
Je retournai la main de Morgennes dans tous les sens, comme s’il se fût agi d’une chose indépendante de son corps que je pouvais manipuler sans me préoccuper de ce à quoi elle était rattachée.
— Eh ! fit Morgennes. Attention !
— Mais enfin, comment… ?
Morgennes se frotta le menton, réfléchit un instant, puis me dit :
— Peut-être saint Marcel…
— Saint Marcel ? Le draconocte ?
— Lui-même. Le tueur de dragons… Il n’est pas seulement célèbre pour avoir chassé à coups de crosse un dragon, mais aussi pour avoir…
Il marqua une pause.
— Quoi donc ?
— C’était le saint préféré de mon père. Il m’en parlait souvent, me racontant qu’un jour saint Marcel avait été mis au défi par un forgeron de donner le poids exact d’une barre de fer, chauffée au rouge…
— Eh bien ?
— Saint Marcel le donna !
— Tu veux dire qu’il attendit que le fer refroidît et qu’il en indiqua le poids ?
— Non. Je veux dire qu’il prit dans sa main nue la barre de fer que le forgeron lui tendait et qu’il en donna aussitôt le poids. Sans se brûler ! Ce furent là ses premiers pas vers la canonisation…
— C’est tout de même curieux, fis-je en hochant la tête. Ton père t’a parlé de saint Marcel, mais pas du Christ ?
— Je sais, c’est étrange. Mais c’est ainsi. Saint Marcel était vraiment quelqu’un d’important pour lui…
— En tout cas, si j’ai bien compris, c’était un miracle ! Qui sait, peut-être que toi aussi tu finiras par chasser un dragon, en lui criant tel saint Marcel : « Ou reste dans le désert ou cache-toi dans l’eau ! »
— Peut-être, sourit Morgennes.
— Saint Morgennes. Ça sonne bien !
Soudain, un violent spasme à l’estomac me fit vomir le peu de liquide que j’avais avalé, souillant ma paillasse de bile et de bière à moitié digérée.
— Je vais chercher de quoi te nettoyer, dit Morgennes.
Je vomis une seconde fois, plus blême que vif.
— Je…
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