Morgennes
flotte byzantine. Les Francs s’étaient bien fait avoir. Une fois encore, ils avaient été manipulés. Depuis le début, Guillaume sentait planer une ombre au-dessus d’eux, comme si quelqu’un cherchait à faire entrer en collision les diverses puissances occidentales et orientales. Qui ? Dans quel but ? Guillaume l’ignorait. Mais il savait qu’à la table autour de laquelle s’étaient assis pour guerroyer Damascènes, Égyptiens, Byzantins, Francs de Jérusalem et d’Occident, quelqu’un d’autre s’était également installé, incognito…
— Excellence !
Guillaume, qui se demandait quel important personnage avait osé s’aventurer sur ce tas de boue, regarda autour de lui.
— Messire Guillaume !
Allons bon ! C’était lui ! Depuis qu’il avait été nommé archevêque de Tyr, Guillaume avait le plus grand mal à s’habituer au titre d’« Excellence ». Alors il regarda vers le bas de la colline, et vit Alexis de Beaujeu monter vers lui au pas de course, suivi d’une petite escouade d’hommes en armes.
« Dieu tout-puissant, se dit Guillaume. Que se passe-t-il encore ? »
— Qu’y a-t-il ?
— Il faut prévenir le roi ! répondit Alexis. Un malheur ! Un malheur est arrivé !
— C’est bien le moment ! Et lequel ?
Alexis de Beaujeu s’arrêta à la hauteur de Guillaume pour reprendre son souffle, et ne réussit qu’à bafouiller :
— Mort… Il est mort !
— Mort ? Mais qui ? demanda Guillaume, soudain devenu blême.
À en juger par l’agitation d’Alexis, il craignait que ce ne fût l’héritier du trône : Baudouin IV. Mais Alexis bredouilla :
— Oméga ! Oméga…
— Oméga III, dit Guillaume, soulagé. Comment est-ce arrivé ?
— L’animal s’est creusé dans la terre un passage menant à l’une des tentes où nous celons nos provendes. Il s’y est rempli la panse…
— À se la faire péter, conclut pour Alexis un jeune mercenaire arrivé de Gascogne.
— Bon. Je vois. Laissez-moi annoncer la nouvelle au roi. (Puis, donnant sa bourse à Alexis.) Tenez. Tâchez de me trouver un autre chiot. Un basset. Brun !
— À vos ordres, fit Alexis.
Et il repartit avec ses hommes en direction du campement, une vaste étendue de tentes plantées dans la boue.
« C’est mauvais, songea Guillaume. Très mauvais… Si les Byzantins apprennent que nous avons encore des provisions, et que les chiens du roi les pillent alors que nous ne leur donnons rien, ils risquent de très mal le prendre. »
Cela faisait plusieurs jours que les Byzantins, qui n’avaient embarqué que pour trois mois de vivres – ce qui semblait amplement suffisant pour ce type de campagne –, n’avaient plus à se mettre sous la dent que des pousses de palmier, quelques noisettes et des châtaignes. Par crainte de se retrouver lui aussi à court de nourriture, Amaury avait refusé de partager les vivres que son armée avait emportés. N’y avait-il pas, quelque part dans son esprit, l’idée que si la disette s’aggravait, les Byzantins seraient obligés de regagner Constantinople, les laissant – eux, les Francs – seuls vainqueurs du combat ? N’y avait-il pas cette idée que s’il venait à partager ses vivres, ils se retrouveraient non pas « un » mais « deux » à souffrir de la faim ?
Oui, c’étaient probablement là les idées un peu folles qui avaient germé dans son esprit. Car si Amaury était un roi ambitieux, c’était aussi un roi qui confondait un peu trop souvent ses rêves et la réalité. Ainsi, l’ouvrage commencé par Guillaume ressemblait-il de plus en plus à l’énumération d’une longue, très longue série d’échecs.
Telle était la vie d’Amaury. Une suite d’insuccès, sur laquelle de nombreux revers, déboires et fiascos étaient venus se greffer. Ses seules réussites avaient été l’Égypte, dont il avait fait, le temps de quelques mois trop courts, un protectorat franc. Et son fils. Celui-ci était un jeune homme bourré de qualités. Droit, honnête, courageux, intelligent. Et bon. D’ailleurs, Guillaume savait qu’il n’était pas pour rien dans ce succès, et s’en enorgueillissait en secret.
Mais alors qu’il atteignait la tente royale, une explosion dans la plaine le fit sursauter.
« Une autre pierre de catapulte ? »
Non, cette fois, c’était plus grave. Un souffle gigantesque, une chaleur, de la lumière – quelque chose d’extraordinairement puissant s’était
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