Morgennes
équilibre, et par un curieux effet d’optique menaçait de s’en aller rouler dans la mer de verdure. Au milieu, à mi-chemin de la première cataracte et de la montagne, une grande tache brune s’étalait, telle une lèpre rongeant la forêt.
— Les Marécages de l’oubli, murmura Morgennes.
Il comprenait enfin pourquoi personne n’avait jamais trouvé les sources du Nil. Ce n’était pas faute de moyens, de volonté, de chance ou de courage. Non. C’était tout simplement parce que c’était impossible. Elles étaient défendues par les dieux.
Mais le plus extraordinaire, et que nul avant eux n’avait contemplé, c’était le grand navire échoué au cœur des marécages. Il avait basculé sur le côté, tel un vaisseau tombé des cieux.
— Où sont les gens ? demanda Morgennes. Où sont les centaines d’Égyptiens qui ont aidé à le transporter jusqu’ici, et où est l’équipage ?
Dodin mit sa main au-dessus des yeux, et scruta la forêt jusqu’à l’horizon. Mais il ne voyait personne, et l’air résonnait de cris d’oiseaux et de bêtes sauvages, si forts qu’ils parvenaient à traverser la toile épaisse du grondement des eaux.
VII
LES MARAIS DE LA MÉMOIRE
57.
« La vue de son épée brisée le rend fou de rage et il lance le tronçon qui lui reste au poing aussi loin qu’il le peut. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Érec et Énide. )
— Mais qu’est-ce que c’est que cette épée de m-m-merde ! pesta Amaury.
Il revenait de la mêlée, où la lame de Crucifère avait volé en éclats contre le bouclier d’un ennemi. S’approchant de Guillaume pour lui montrer le moignon d’épée qu’il avait à la main, il lui dit :
— Si jamais je retrouve P-p-palamède, sacrebleu ! je te jure de lui tordre le cou de mes p-p-propres mains !
Sous le coup de la colère, Amaury jeta ce qui restait de Crucifère en direction du champ de bataille, et ajouta :
— Cela n’a pas eu lieu !
— Majesté ?
— Je ne veux pas p-p-passer pour un roi ridicule.
— Mais, Majesté, loin de moi cette intention.
— C’est ce que je suis !
— Non, Majesté ! On vous a abusé, et vous vous êtes montré crédule…
— Qu’importe. Promets moi d-d-d’oublier cette scène.
Guillaume observa un instant de silence, le temps qu’Amaury se calme. Puis, comme celui-ci paraissait s’être remis, il lui dit :
— Majesté, lorsque vous m’avez commandé d’écrire le récit de votre vie, vous m’avez bien précisé de dire la vérité.
— Non pas, fit Amaury. Je t’ai juste demandé de ne pas mentir ! Ce n’est pas pareil. Tu n’es donc pas obligé de raconter qu’une fois de plus je me suis retrouvé avec une épée de p-p-pacotille, englué dans une expédition militaire qui s’achemine vers la déroute…
— Bien, Majesté. Comme vous voudrez…
Guillaume baissa la tête. À quoi ressemblerait sa Gesta Amauricii s’il devait en écarter tous les événements présentant le roi sous un mauvais jour ? Que resterait-il ? Il ne pouvait tout de même pas s’abaisser à rédiger l’un de ces contes où tout n’était que menteries. Une de ces sagas dont les Nordiques raffolaient…
Il se remémora les péripéties de ces derniers mois. D’abord, le fiasco de la précédente expédition d’Amaury en Égypte. Son incapacité à tenir tête aux pairs du royaume et aux Hospitaliers. Le pillage de Bilbaïs. L’arrivée de Chirkouh et de Saladin au Caire. L’échec de l’insurrection, la disparition de Morgennes et des conjurés. Puis, enfin, le retour inopiné de ce soi-disant ambassadeur du prêtre Jean, et le fabuleux cadeau qu’il avait fait au roi : Crucifère. L’antique épée de saint Georges. Une lame tueuse de dragon.
Grâce à elle, Manuel Comnène avait opportunément accepté d’envoyer une puissante flotte appuyer les troupes d’Amaury dans leur ultime tentative de conquête de l’Égypte.
— Crucifère, l’épée sainte. Mais c-c-comment savoir si c’est vraiment elle ? avait demandé Amaury, en recevant ce présent des mains de Palamède, dans la salle du trône de son palais, à Jérusalem.
— Regardez-la bien, Majesté, avait répondu Palamède. Sa lame est en forme de flamme, crachée par un dragon dont la gueule est la garde et le corps sa poignée.
— Ma foi, avait dit Amaury, si vous le dites. De t-t-toute façon, l’important ce n’est pas que moi je vous croie, mais que l’empereur des Grecs, lui, le
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