Morgennes
Morgennes, dont il chevauchait l’étalon – autrefois celui de Sagremor l’insoumis… Ce même Sagremor qui, il y avait bien longtemps, presque dans une autre vie, avait été son maître. Le premier chevalier au service duquel il s’était mis. « Que tout cela est loin, pensa Alexis. Qu’il est loin le temps où, pleurant sur la tombe de mes parents, un fantôme m’était apparu pour me commander d’aller en Terre sainte… »
Parti sur-le-champ, Alexis avait renoncé à tout. Y compris à son héritage. En tant qu’aîné de la famille, il aurait dû recevoir de son père un superbe domaine, une vingtaine de bourgs, de vastes forêts giboyeuses et une douzaine d’étangs. Las, il avait tout abandonné à son jeune frère, dont il devait apprendre bien plus tard que le fantôme, c’était lui.
Son frère s’était caché sous un drap, et avait su trouver les mots pour l’envoyer se croiser, l’écartant ainsi de la succession. « Qu’importe, se disait Alexis. Dieu me voulait en Terre sainte. Et ce fantôme, même faux, a été le moyen que Dieu a employé pour me faire connaître Sa volonté… C’est très bien. »
En vérité, hormis Guillaume de Tyr, personne ne comprenait mieux Amaury qu’Alexis. Mais les deux hommes avaient rarement l’occasion de s’entretenir, et maintenant encore moins qu’autrefois, depuis qu’Alexis de Beaujeu était entré dans l’ordre des Hospitaliers, et qu’on l’avait muté au Krak.
Après plusieurs heures d’une chevauchée éprouvante, la petite troupe arriva dans les environs de Lydda. La ville avait beaucoup souffert, comme toute la région, du tremblement de terre. Des failles avaient ouvert en deux des petits bois, jetant les arbres à bas, crachant de fins nuages de poussière dans l’air sec de la fin décembre. On ne pouvait respirer sans tousser, et durant plusieurs jours, une pellicule ténue, mélange de sable et de cendre, viendrait se déposer sur tout. Ce n’est qu’au mois de mars que ce désastre serait lavé, par une pluie torrentielle. En attendant, on avait une impression de fin du monde, une sensation de sale, renforcée par l’air affligé des miséreux que l’on croisait sur sa route.
Des gens tendaient le bras pour réclamer un bout de pain, quelques grains de blé. La nourriture des animaux – l’orge et le millet – était pour eux un vrai festin. Ils s’en gavaient à pleines mains quand, touché par leur détresse, Amaury ordonna qu’on leur versât la ration des chevaux.
Enfin, ils entrèrent dans Lydda même, où des maisons gisaient effondrées, et où une grande tranchée allait en s’élargissant des faubourgs de la ville jusqu’à ses premiers bâtiments.
— C’est ici, fit Guillaume de Tyr, qui tâchait de faire correspondre les souvenirs de la carte vue dans son scriptorium avec ce qu’il avait sous les yeux.
— Je croyais que les anciens ne bâtissaient jamais leurs sépultures au sein des villes ? s’étonna Amaury.
— C’était le cas, dit Guillaume. Comme l’a dit Platon : « Nulle part les tombeaux, que le monument funéraire soit quelque chose de considérable ou de minime, ne doivent occuper aucun emplacement qui soit propre à la culture. » Mais la ville a grandi. Et puis à la mort de saint Georges, les chrétiens qui l’avaient côtoyé préférèrent l’inhumer ad sanctos, c’est-à-dire au sein même de l’église de Lydda…
Or, la première église de Lydda avait été bâtie sur les fondations d’un ancien temple dédié, comme la grande mosquée de Damas, à Zeus/Jupiter. Alexandre le Grand avait ordonné qu’on l’édifiât afin d’acheter l’aide du puissant roi des dieux. Bien lui en prit, car en moins d’une saison Alexandre avait conquis le Proche-Orient.
— C’est ici ! Regardez, fit Guillaume.
En vérité, il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer la petite ouverture qui se découpait dans la terre, au milieu d’une couche de gravats. On aurait dit un cul de poule. Ce qui avait été enfoui par les ans venait d’être mis au jour par le tremblement de terre. La tranchée ressemblait à la trace laissée par la quille d’un navire quittant la plage pour gagner le large. Une double muraille, née de masures écroulées, la bordait de part et d’autre. Une foule debout sur les bords de la plaie regardait le roi et ses hommes avancer à cheval.
Tout était silencieux. Les chevaux ne bronchaient plus. Du haut de leur funeste
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