Morgennes
qui est arrivé à Arras, lorsque vous avez laissé tomber son œuf…
— Que vous a-t-elle dit ?
— Que vous étiez très malade. C’est en partie pour cela qu’elle ne veut plus pondre. Pour vous préserver.
— Quoi d’autre ?
— Elle dit aussi qu’elle n’y est pour rien. Que ses œufs ont toujours été de bons œufs, blanc et jaune compris… Elle se fait du souci.
Je souris distraitement. Galline était en train de dormir, sur un doux nid de paille à l’intérieur de la roulotte. Que de chemin parcouru depuis Saint-Pierre de Beauvais et Arras… Il me semblait que notre expédition touchait à son but. Et mon intuition me disait que nous ne retournerions pas à Constantinople. Pas tout de suite… Pas avant que Morgennes n’ait eu le temps de se rendre à Jérusalem, et d’y régler ses comptes avec Dieu.
14.
« Demain, je vous ferai couronner.
Demain, vous serez fait chevalier. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Cligès. )
Jérusalem ? Et pourquoi pas Damas ou Le Caire !
— Cela nous fait faire un détour, dit Nicéphore à Morgennes.
— Je dois y aller, rétorqua Morgennes.
— C’est à cause de la croix, c’est ça ?
— Oui !
— Très bien. Va pour Jérusalem. Mais s’il n’y a rien là-bas qui te retienne, alors Chrétien et toi reviendrez avec moi à Constantinople, pour jouer devant l’empereur.
— C’est promis !
En vérité, Morgennes n’avait aucune idée de ce qu’il devrait faire, une fois au pied de la Vraie Croix. En tant que religieux, son devoir était de la servir. Mais en tant que Morgennes ?
Gargano réunit ses bœufs et les dirigea vers le sud, en direction de la cité trois fois sainte. En le voyant faire, je repensai à la légende de saint Georges, d’après laquelle huit bœufs avaient été nécessaires pour ramener à Lydda le grand dragon qu’il avait occis. Or notre attelage comptait huit bœufs. Était-ce un hasard ? Était-ce également un hasard si Nicéphore avait insisté pour que j’écrive un conte mettant en scène le combat de saint Georges, et demandé à Morgennes de l’incarner ? Philomène avait passé le plus clair de son temps à travailler à une gigantesque marionnette, représentant un dragon.
Tout tournait autour de ce monstre. Et même autour de Morgennes, sur qui déjà planait l’ombre des tueurs de dragons depuis qu’il avait saisi une broche sans se brûler, tel saint Marcel le draconocte.
Non, ces nombreuses coïncidences ne pouvaient être le fruit du hasard. Nicéphore avait sûrement quelque projet secret en tête. Pourquoi était-il si pressé de regagner Constantinople ? Et Gargano ? D’où tenait-il son pouvoir ? Qui était-il en vérité ? En tout cas, s’il parlait effectivement aux animaux, je comprenais mieux pourquoi il se servait si peu de ses rênes, et pourquoi il n’hésitait pas, la nuit, à les laisser dormir en dehors de tout enclos.
Le plus déroutant, c’est que j’avais le pressentiment que de tous ces personnages, Morgennes n’était pas le plus mystérieux. Nous n’appartenions pas à une troupe de théâtre, mais à une sorte de zoo, dont nous étions les attractions.
Les hautes murailles de Jérusalem soutenaient un ciel déchiré par les croix, si nombreuses que de loin on aurait dit un cimetière. Des cloches sonnaient, appelant à la prière.
— J’ai l’impression, fit Gargano, qu’il y a un problème.
Nicéphore ajouta :
— C’est étrange. Nous traversons des champs, et je ne vois personne. Où sont les gens ? Nous sommes peut-être en hiver, mais je ne comprends pas… Que font les paysans ? Sont-ils tous chez eux, à se chauffer au coin du feu ?
Tout paraissait en deuil. Même le vent ne soufflait plus. Et les oiseaux restaient posés sur des ébauches de sillons, désemparés. Ils promenaient autour d’eux des regards où l’on pouvait lire : « Faim ! Froid ! Peur ! Froid ! »
— Ça pue la mort ici, constata Thierry d’Alsace.
— Mais qui a pu mourir ? Car on dirait que tout Jérusalem pleure, dit Morgennes.
— Son père, dit Nicéphore. C’est-à-dire son roi.
— Baudouin ! s’exclama Thierry. Alors toi aussi tu es mort ?
Le « Baudouin » auquel Thierry d’Alsace faisait allusion avait été couronné roi de Jérusalem après la mort de son père, l’ambitieux Foulques V le Jeune. Il en avait aussitôt poursuivi le projet dès sa prise de pouvoir : conquérir l’Égypte. Et, comme son père
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