Mort à Devil's Acre
Devil’s Acre !
Les prêcheurs n’ont peut-être pas tort de dire que la fin du monde est proche. Ce
monstre, c’est Satan en personne !
La jeune fille pâlit en imaginant la diabolique apparition.
Charlotte songea que si elle ne coupait pas court à ces
élucubrations, Gracie allait lui faire une crise de nerfs.
— Voyons, ne dites pas de bêtises ! Donnez-moi ces
journaux et allez finir d’éplucher les légumes, sans quoi nous n’aurons rien à
manger pour dîner. Avec le temps qu’il fait, si Monsieur rentre et s’aperçoit
que le souper n’est pas prêt, il ne sera pas content du tout.
Menace de pure forme, bien entendu. Gracie éprouvait un
immense respect pour Pitt ; c’était lui le maître de maison. De plus, il
était policier et, à ce titre, représentait la loi. Il devait en connaître des
choses fascinantes et en avoir vu des horreurs ! Encore plus épouvantables
que ce que l’on pouvait lire dans les journaux. Mais Gracie savait qu’elle n’avait
rien à craindre de lui. Pitt n’était pas homme à mettre un domestique à la rue
parce que le dîner n’était pas prêt.
— C’est horrible, madame, redit-elle en secouant la
tête pour bien montrer qu’elle avait raison depuis le début. Voulez-vous que je
mette des choux ou des navets dans la soupe ?
— Les deux, répondit Charlotte d’un ton absent, déjà
absorbée dans la lecture du journal.
Gracie comprit qu’elle n’avait plus rien à faire dans le
salon et partit à la cuisine, en ruminant les événements de la journée. C’était
pour elle une source de grande satisfaction de travailler chez une dame, pas
une de ces parvenues qui se croient supérieures aux autres ; non, une
vraie dame, née dans la haute société, qui avait grandi dans une maison où l’on
employait un vrai personnel : majordome, soubrettes, caméristes et même
valets de pied ! Aucune des sœurs ou des amies de Gracie ne travaillait
pour une telle maîtresse et elle était auréolée de prestige à leurs yeux, car
elle était capable de dire ce qu’il convenait de faire et de ne pas faire et de
leur expliquer comment tenir une maison.
Bien sûr, depuis son mariage, Charlotte avait descendu
quelques degrés dans l’échelle sociale ; chacun sait qu’un policier n’est
pas un gentleman. Pourtant, il était parfois très excitant de travailler chez
un inspecteur de police. Gracie aurait pu en raconter des choses, si elle avait
voulu ! Mais elle préférait y faire simplement allusion, sans entrer dans
les détails. C’était une jeune personne d’une loyauté indéfectible envers ses
employeurs.
À dire vrai, elle ne voyait pas toujours d’un très bon œil
sa maîtresse intervenir dans des enquêtes criminelles. N’avait-elle pas, plus d’une
fois, été confrontée à un assassin ? Chercher à démasquer un meurtrier, même
faisant partie de la bonne société, n’était pas, de l’avis de Gracie, une
occupation digne d’une dame.
En secouant la tête, elle versa les navets dans l’évier et
entreprit de les peler sous l’eau du robinet. Sauf erreur de sa part, son petit
doigt lui disait que Mrs. Pitt était prête à se lancer dans de nouvelles
aventures. Gracie s’en rendait compte à la façon qu’avait Charlotte de ne pas
tenir en place, de tripoter les objets, de commencer sa couture sans la
terminer… Et elle écrivait à sa sœur Emily, madame la vicomtesse Ashworth !
Une demoiselle qui s’était vraiment mariée au-dessus de son rang ! Non qu’elle
fût désagréable ; chaque fois qu’elle venait à la maison, elle se montrait
tout à fait charmante. Mais, le plus souvent, c’était Charlotte qui lui rendait
visite, dans sa splendide résidence de Paragon Walk. Qui aurait pu l’en blâmer ?
Gracie se laissa aller à une douce rêverie, essayant de s’imaginer
à quoi pouvait ressembler la demeure d’une vicomtesse. Elle devait avoir des
valets de pied, grands et séduisants, et qui portaient livrée. On a beau dire, une
livrée, ça vous habille un homme…
Ce soir-là, Charlotte attendit le retour de son mari avec
une particulière impatience. Elle avait lu soigneusement tous les articles
relatifs au meurtre de Devil’s Acre, car le cadavre mutilé avait été retrouvé
dans le district de Pitt. Elle se doutait que la visite qu’il avait reçue ce
matin-là avant l’aube avait un lien avec l’assassinat du Dr Pinchin.
Hélas, elle ne voyait pas comment se rendre utile dans ce
cas
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