Mort à Devil's Acre
idée que
vous vous faites de votre devoir.
— La morgue où il se trouve est à moins d’une
demi-heure d’ici, rétorqua le général, irrité.
Il avait horreur des dîners mondains, surtout chez Harry
Lisburne, où la soirée risquait d’être particulièrement assommante.
— Un simple coup d’œil me suffira pour préciser si je
connais cet homme ou non. Je serai de retour avant la nuit.
Lady Balantyne eut un petit reniflement dédaigneux et quitta
la pièce sans un regard pour le policier. Le général passa dans le vestibule, prit
son manteau des mains du majordome et sortit avec Pitt, sous la pluie, au
moment où l’attelage arrivait des écuries pour venir se ranger au bord du
trottoir.
Le trajet se déroula en silence. Pitt ne voulait pas risquer
de compromettre l’identification en évoquant trop tôt l’affaire et d’autre part,
il n’avait guère envie de se répandre en propos inutiles.
La voiture s’arrêta non loin de la morgue. Ils en
descendirent et remontèrent l’allée, toujours silencieux. À l’intérieur du bâtiment,
ils furent accueillis par l’employé qui parut étonné de voir un gentleman de la
qualité du général Balantyne ; mais reconnaissant Pitt, il conduisit les
deux hommes sans hésiter vers le corps.
— Et voilà, monsieur, dit-il en soulevant vivement le
drap à la manière d’un prestidigitateur faisant apparaître un lapin.
Comme Pitt avant lui, Balantyne porta directement son regard
vers la partie mutilée du corps, sans même regarder le visage. Il prit une
profonde inspiration et expira lentement. Il avait l’expérience de la mort ;
à maintes reprises, il avait vu mourir des hommes, sur le champ de bataille, ou
des suites de maladie. En revanche, il ne concevait pas que cette boucherie ait
été commise délibérément, ici, dans une rue de la capitale de son propre pays. Cette
castration inexperte n’était pas le fruit d’une canonnade hasardeuse, mais l’aboutissement
d’une haine visant un individu précis.
Le général regarda enfin le visage. Aussitôt, Pitt, qui l’observait
attentivement, comprit qu’il avait reconnu le défunt.
— Général ?
Balantyne releva lentement la tête. Le policier ne lut
aucune émotion dans le regard de ce militaire qui ne laissait guère entrevoir
ses sentiments, pas plus qu’il n’était habitué aux démonstrations de sympathie.
Pitt ne pourrait jamais vraiment le comprendre : leur origine sociale les
séparait. Balantyne était l’un des derniers représentants d’une race de soldats
ayant servi leurs monarques et leur pays, au sacrifice de leur vie, sans poser
de questions, dans toutes les guerres contre l’étranger, depuis la bataille d’Azincourt.
Pitt, lui, était le fils d’un garde-chasse accusé à tort d’un menu larcin. Il
avait grandi sur la propriété d’un hobereau qui l’avait fait éduquer et lui
avait enseigné une diction parfaite, afin qu’il tienne compagnie à son fils
unique et l’encourage dans ses études. La soif d’apprendre du jeune Pitt
constituait un défi et, plus d’une fois, le père l’avait cité en exemple, afin
de secouer l’indolence du garçon.
Pourtant le policier appréciait, admirait même Balantyne, un
homme qui vivait dans le respect du code de vie qu’il s’était fixé, comme l’aurait
fait un chevalier ou un moine du temps jadis.
— Le reconnaissez-vous ? le pressa-t-il, bien que
la question fût de pure forme : la réponse se lisait sur le visage du
général.
— Bien sûr, fit celui-ci, très posé. Il s’agit de Max
Burton, mon ancien valet de pied.
2
Gracie pénétra en trombe au salon avec les premières
éditions des journaux du soir, les joues en feu, les yeux écarquillés.
— Madame, madame ! Il y a eu un horrible meurtre, ce
matin, le plus horrible de tous les crimes commis dans la capitale ! C’est
écrit là ! Une histoire à faire pâlir même un homme au cœur bien accroché !
— Réellement ? fit Charlotte, sans lever les yeux
de sa couture.
La presse exagérait toujours ; sinon qui s’arrêterait
dans la rue en plein mois de janvier pour acheter un journal parlant d’événements
ordinaires ?
— Mais, madame, c’est vrai ! C’est affreux ! s’écria
Gracie, horrifiée par son indifférence. Il a été haché en menus morceaux à un
endroit qu’une dame digne de ce nom ne devrait jamais mentionner ! Les
journaux ont raison. Il y a un fou en liberté qui rôde dans
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