Mort à Devil's Acre
c’est ma belle-sœur. Personne n’a envie que l’on assimile ses propos à
ceux d’une gouvernante, quel que soit le fond de sa pensée. Pour l’amour du
ciel, Brandy, nous ne sommes plus en salle d’étude !
— Christina a raison, intervint Augusta, reprenant
enfin ses esprits. Tu nous fatigues. Nul n’a envie d’être instruit des maux des
indigents. Si le problème t’intéresse, fais-toi élire au Parlement. Cette
pauvre Jemima n’a voulu que se montrer loyale vis-à-vis de toi, comme toute
épouse qui se respecte. À présent, essaie de nous changer les idées en parlant
d’autre chose ; sinon tais-toi et laisse les autres converser à leur guise.
Elle se tourna vers Alan Ross, ignorant son époux qui
paraissait fort malheureux et cherchait ses mots pour faire comprendre qu’à son
sens on ne pouvait éluder aussi facilement un tel sujet. Pour lui, qu’il
dérangeât ou non était sans importance ; seule la vérité comptait.
— Alan… commença Augusta avec un léger sourire, Christina
m’a dit que vous êtes allés visiter le dernier salon de l’Académie royale de
peinture. Racontez-nous… Avez-vous vu des choses intéressantes ? Sir John
Millais a-t-il exposé ses œuvres, cette année ?
Ross n’avait d’autre choix que de répondre ; il s’avoua
vaincu avec grâce et leur offrit une description légère et assez humoristique
des peintures de l’Académie.
Balantyne se dit que, décidément, il appréciait beaucoup son
gendre.
À la fin du repas, une fois les assiettes à dessert
débarrassées, Augusta se leva et invita ces dames à passer au petit salon, laissant
ainsi les gentlemen libres de fumer, s’ils en avaient envie. Stride, le valet, apporta
du porto dans une carafe de cristal de Waterford, au col en argent fermé par un
ravissant bouchon cannelé. Il la laissa sur la table et se retira discrètement.
Sans savoir pourquoi – le sujet le hantait depuis plusieurs
jours – Balantyne revint sur Max et Devil’s Acre.
— C’est bien notre ancien valet qui a été assassiné.
Il emplit son verre, s’en saisit, le fit tourner entre ses doigts
et regarda la lumière jouer dans ses reflets rubis, avant d’ajouter :
— Pitt est venu ici me demander d’aller identifier le
corps.
Le visage de Ross demeura indéchiffrable. C’était un homme
très secret ; il était difficile de deviner ses pensées et ses sentiments.
Balantyne se souvint d’Helena Doran, la jeune fille qu’Alan avait aimée avant d’épouser
Christina ; était-il possible que son gendre n’ait jamais oublié son
ancien amour ? Cela lui faisait de la peine pour lui, et aussi pour
Christina. Il tenait peut-être là l’explication de la nervosité et du manque de
gentillesse de sa fille envers Alan. À cet égard, l’évident bonheur de Jemima
ne faisait que retourner le couteau dans la plaie.
Et pourtant, la réussite d’un mariage ne repose-t-elle pas
essentiellement sur une mise en commun du temps et de l’expérience de chacun ?
C’est cela qui fait la solidité d’un couple ! Les unions heureuses
mûrissent dans une sorte d’affectueuse camaraderie. Christina avait-elle essayé
de gagner l’amour d’Alan Ross ? Cela aurait très bien pu se faire avec l’esprit
et la beauté qui étaient les siens ; mais il aurait fallu qu’elle fasse
preuve de douceur et de générosité. Encore une fois, Balantyne songea qu’il
devait absolument demander à Augusta de parler à leur fille.
Brandy le dévisagea, étonné.
— Pitt ? La police ne l’avait donc pas identifié ?
Balantyne ramena ses pensées à Max.
— Apparemment non. Il utilisait des faux noms. Pitt a
cru reconnaître le visage, voilà pourquoi il est venu me chercher.
Alan et Brandy demeurèrent silencieux. Peut-être avaient-ils
cru qu’il s’agissait d’un homonyme. Désormais, ils ne pouvaient plus nier que
le cadavre de Devil’s Acre était celui d’un homme qu’ils avaient connu et
côtoyé durant des années, même si un domestique n’était pas perçu comme un
individu à part entière, mais plutôt considéré comme faisant partie des meubles.
— Pauvre diable, dit enfin Brandy.
— Croyez-vous que la police finira par trouver l’assassin ?
demanda Ross, en se tournant vers son beau-père, le visage tendu. On peut
comprendre son geste, si Max gagnait sa vie en vendant des femmes. On ne peut
pas tomber plus bas.
— Oh, il y a pire, à mon avis, soupira Brandy. Le
commerce
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