Mort à Devil's Acre
Bertram
Astley ? Les articles qu’elle avait lus sur lui étaient édulcorés par un
voile de pudeur interdisant que l’on dénigre les morts. Les journalistes s’étaient
contentés de tracer à grands traits des portraits manichéens : Max Burton
était le diable en personne et Astley, lui, une innocente victime ; la
police faisait semblant d’enquêter, ou pire, était corrompue. Dans les deux cas,
la société se trouvait en péril.
Et pendant ce temps, Pitt poursuivait inlassablement son
enquête, des premières lueurs de l’aube jusqu’à une heure avancée de la soirée.
Quand il rentrait, il était trop exténué pour raconter sa journée. Quelle piste
suivre pour découvrir un déséquilibré errant dans les rues de Londres ?
Elle devait l’aider. Dans l’ombre, bien entendu, car il lui
avait interdit de se mêler de cette affaire. Mais… n’était-ce pas avant le
meurtre de Bertram Astley ? Les précédentes victimes étaient des gens
situés en dehors du cercle de ses relations. À présent, il en allait autrement !
Emily connaissait sans doute les Astley, ou, à défaut, un membre de leur
entourage, grâce auquel elle parviendrait à s’introduire dans la famille. Il
lui faudrait se montrer très discrète : si Pitt découvrait ses manigances
avant qu’elle ait trouvé quelque chose d’intéressant, il serait furieux !
— Gracie ! appela-t-elle gaiement.
Gracie ne devait se douter de rien. Même avec la meilleure
volonté du monde, elle était incapable de mentir.
Le visage de la jeune fille apparut dans l’entrebâillement
de la porte.
— Vous m’avez appelée, madame ? demanda-t-elle, étonnée,
puis son regard tomba sur le journal déplié.
— Oh, mon Dieu, c’est terrible ! Encore un ! Un
vrai gentleman, cette fois, titré et tout et tout ! Où va le monde, on se
le demande…
— C’est peut-être aussi bien de ne pas le savoir, fit
vivement Charlotte. Je n’ai jamais trop apprécié les dons de voyance. Ce ne
sont que de vagues superstitions qui ne causent que des ennuis.
La jeune fille parut déroutée, ce qui était le but recherché.
— N’y pensez plus, Gracie. Le meurtre a été commis à l’autre
bout de la capitale et la victime ne compte pas parmi nos connaissances.
Elle se leva et lui tendit le journal.
— Tenez, vous vous en servirez pour allumer le feu, ce
soir.
— Mais il faut le garder pour Monsieur ! protesta
la jeune fille.
— Pourquoi donc ?
— Ben, ça l’intéresse, le pauvre ! Quand il est
rentré hier soir, il était complètement gelé et je crois bien qu’il ne connaît
pas plus que nous celui qui a fait ça ! Je vous demande bien pardon, madame,
si je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais on dirait bien que Monsieur est
en train de pourchasser le diable en personne ! conclut-elle avec une
pointe d’anxiété.
— Gracie, ne dites pas d’âneries ! Il s’agit d’un
fou, tout simplement. Oubliez tout cela, jetez ce journal dans la cheminée et
continuez votre travail. Tiens, ce matin, je vais commander une nouvelle robe. J’ai
pris rendez-vous chez la couturière, pour un essayage.
— Oh !
Une lueur ravie s’alluma dans les yeux de la jeune fille. L’achat
d’une robe neuve était un événement bien plus excitant que le récit d’un
meurtre dans les journaux.
— De quelle couleur, madame ? Avec un pli sur le
devant, comme on le voit sur les dessins de l’ Illustrated ?
— Oh, non ! dit Charlotte, qui achetait ce que lui
permettaient ses modestes moyens. Je n’aime pas suivre la mode, comme un mouton
sans cervelle.
— Vous avez bien raison, madame, approuva Gracie, dotée,
elle aussi, d’un grand sens pratique. Comme je dis toujours : bien choisir
la couleur, et le reste suivra, du moment que l’on sourit. Poliment, bien sûr, mais
pas trop quand même !
Charlotte hocha la tête.
— Merci du conseil, Gracie. Ah, par la même occasion, j’en
profiterai pour faire un tour et jeter un coup d’œil aux boutiques ; il
est possible que je ne sois pas rentrée pour le déjeuner.
— Bien, madame. Il ne faut jamais précipiter l’achat d’une
nouvelle robe.
Lorsqu’elle arriva chez sa sœur, Charlotte apprit par le
valet qu’Emily venait justement de partir chez sa couturière ! Elle dut
attendre son retour pendant presque une heure.
— Comment peux-tu avoir l’indécence d’aller chez ta
couturière un jour pareil ? s’exclama-t-elle dès qu’Emily
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