Mort à Devil's Acre
sûre de ce que tu avances ?
— C’est ce que m’a dit Thomas, en tout cas.
— Mais quelle femme du monde aurait besoin d’argent au
point de songer à… Non, je ne peux y croire !
— Il ne s’agit pas nécessairement d’argent, mais d’ennui
ou de frustration, de la même façon que certains hommes misent des sommes
supérieures à ce qu’ils peuvent se permettre de perdre, ou disputent des courses
d’attelage à quatre au cours desquelles leur voiture risque de verser à tout
moment.
— Max tenait-il un carnet de rendez-vous ?
— Je l’ignore. J’ai jugé préférable de ne pas poser la
question à Thomas. Il est trop tôt. En cherchant bien, nous pourrions sûrement
découvrir l’identité de quelques-unes de ces femmes. L’une d’entre elles a
peut-être tué Max parce qu’il la faisait chanter, ou qu’il refusait de lui
rendre sa liberté. Cela constituerait un bon mobile, non ?
Emily pinça les lèvres, dubitative.
— Et le Dr Pinchin, dans tout ça ?
— Ces maisons ont besoin d’un médecin, un jour ou l’autre.
C’était peut-être l’associé de Max, son financier, ou son rabatteur. De par son
métier, il était bien placé pour cela.
— Et Bertie Astley ?
— S’il fréquentait ces établissements, il a pu
reconnaître une femme de ses relations. Cela expliquerait pourquoi il n’a pas
été aussi horriblement mutilé.
— C’est invraisemblable ! Un mari bafoué aurait
haï Bertie autant que les autres !
— Bon, c’est possible. Mais en attendant, il y a bien
un assassin !
— Charlotte, nous ne devrions peut-être pas…
Emily poussa un profond soupir et poursuivit :
— Bon, écoute, j’ai eu l’occasion de rencontrer May
Woolmer à deux ou trois reprises. Nous pourrions aller lui présenter nos
condoléances. Je peux te prêter une voilette et des gants noirs. Il faut bien
commencer par quelque chose. Nous irons la voir cet après-midi. Mais toi, que
vas-tu raconter à Thomas ? Tu ne sais pas mentir ! Tu en dis trop et
tu finis toujours par te trahir.
— J’ai prévenu Gracie que j’allais chez la couturière.
Emily lui jeta un regard oblique.
— Si je comprends bien, je n’ai plus qu’à t’offrir une
robe, pour te fournir un alibi !
— Merci, répondit Charlotte, reconnaissante. C’est très
gentil à toi. Une robe rouge me conviendrait tout à fait.
— Toi alors ! Tu ne manques pas de toupet !
Mrs. Woolmer retourna la carte de visite à en-tête doré et l’examina
attentivement : un vélin discret, d’excellente qualité. Et le nom gravé se
suffisait à lui-même : Vicomtesse Ashworth.
— Qui est-ce, maman ? demanda May, curieuse.
L’incertitude dans laquelle elle était plongée l’ennuyait
beaucoup. On ignorait encore si Bertie était une malheureuse victime, ou un
coupable qui méritait le sort qui lui avait été réservé. May ne savait donc
trop quelle attitude adopter ; recevoir des visites en cette période
délicate mettait ses nerfs à rude épreuve. D’un autre côté, ne voir personne
lui donnait l’impression de vivre en prison.
— Je n’en ai pas la moindre idée, répliqua Mrs. Woolmer,
fronçant ses sourcils soigneusement épilés.
Elle était encore vêtue de violet, couleur idéale lorsque l’on
n’est pas certain d’être en deuil. May portait du noir, parce qu’il lui seyait
admirablement et mettait en valeur son teint de camélia.
La femme de chambre fit une petite révérence.
— Cette dame est très décemment vêtue, madame. Ses
armoiries sont peintes sur les portières de la voiture et elle est escortée de
deux valets en livrée. Sa sœur l’accompagne ; on dirait une vraie dame, elle
aussi, mais elle n’a pas laissé de carte.
Mrs. Woolmer prit une rapide décision. Si l’on voulait s’élever
en société, il ne fallait jamais faire d’erreur de jugement. La nature l’avait
généreusement gratifiée, en la personne de sa fille, de la plus belle
demoiselle de la saison. Il serait ridicule de tout gâcher par une maladresse.
— Marigold, faites donc entrer Lady Ashworth et sa sœur,
dit-elle en souriant, et demandez à la cuisinière de préparer des
rafraîchissements, du thé, des gâteaux, des pâtisseries.
— Tout de suite, madame.
En voyant entrer ses visiteuses, Mrs. Woolmer fut très vite
rassurée. De toute évidence, la vicomtesse Ashworth était une vraie lady ;
il suffisait de regarder la qualité et la sobriété de sa
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